Dernier volet de mon récit de retour de Diyarbakir, les précédents ici et ici. Je ne peux néanmoins pas tout écrire, soit que certaines informations recueillies soient délicates à divulguer, soit qu’elles soient sujettes à caution, mais également parce que d’autres, plus au fait que moi et qui suivent depuis des années les opérations dans cette zone du monde, ont écrit mille choses bien plus sérieuses et fouillées à ce sujet. Vous saurez les trouver. Mais aussi parce qu’il me faudrait un livre entier pour faire état du bouillonnement de réflexions, d’envies, de digressions et de liens avec lequel je reviens. Et que la suite, impatiente, frappe déjà à ma porte…

De Bruxelles à Diyarbakir

Mardi matin au petit-déjeuner, irruption sur la télévision de la salle à manger d’images en boucle de passagers fuyant en panique l’aéroport de Bruxelles. Il y a quelque chose de totalement surréaliste et de saisissant à se trouver là, en pleine zone de conflits à Diyarbakir, et à assister en direct par écrans interposés à des attentats en Belgique. Comme me l’a écrit une amie soulagée de mon retour : « Bizarre de ressentir un soulagement à la lecture des nouvelles. Tu serais allée à une convention belge, on ne se serait jamais inquiétés. Mais ce fut ainsi, un aéroport loin de toi… ». Et je repense à cette phrase du camarade franco-kurde qui nous accompagnait, sur la différence entre risque et menace, qui réside dans l’intention et le ciblage. A Diyarbakir, la situation était peut-être risquée, mais je n’étais pas menacée…

L’après-midi, après la visite de soutien à Azadiya Welat, nous décidons avec Djordje et Stéphane de retourner à Sur. Nous l’avons quitté la veille frustrés d’avoir eu si peu de temps pour y rester. Nous avons bien fait d’y retourner.

Jeu de piste à Sur

Grand soleil. L’ambiance a changé du tout au tout à Sur. Les commerces ont rouvert, il y a davantage de monde dans les rues, même les pigeons (des vrais, jolis) sont de retour. On sent les policiers en faction moins pointilleux. Affamés après notre petite virée dans Diyarbakir – il est tout de même 14h passées – nous décidons d’aller manger dans un endroit où sont réunis plusieurs cafés, dit « le Caravanserail », près de la rue principale. Face à nos difficultés à nous faire comprendre, un homme s’avance et nous propose spontanément de l’aide en anglais. Repus d’un formidable repas comme nous en avons connus ici, où des dizaines d’assiettes apparaissent comme par magie chargées de crudités, de piments, de boulettes et de galettes de pain, nous repartons explorer Sur plus avant.

On tente le coup, et de fait les policiers se sont tellement détendus qu’on se retrouve dans un coin où nous n’aurions manifestement pas du aller. Soudain, plus personne dans les rues, pas de commerces ici, juste de la poussière, des chats – omniprésents à Sur – et des camions qui passent remplis de gravats. Nous avons en réalité contourné le quartier bloqué et nous longeons le mur fortifié. Sentant assez rapidement que nous sommes suivis et épiés, nous nous intéressons de près, en bons touristes que nous nous sommes annoncés, à cette enceinte historique, censément protégée par l’Unesco…

A un moment donné, un policier court après nous et nous hèle. En anglais, pour la première fois. Il se présente comme le chef. Nous sommes obligés de faire demi-tour.

Nos pas nous mènent néanmoins encore vers le mur fortifié, jusqu’à un lieu lunaire, où une maquette de la ville trône, entourée d’une vitre de protection explosée d’impacts de balles. Une véritable allégorie du quartier de Sur en miniature. Sur notre chemin nous arrivons à prendre quelques photos discrètement, ne sachant trop exactement ce qu’on a le droit de faire ou pas. Dans le doute, nous prenons régulièrement d’innocentes photos de chats. Les consignes n’ont pas l’air très claires, et les policiers surtout décontenancés de trouver des français en train de déambuler dans ce quartier. L’ambiance devenant tout de même pesante à force, avec des hommes en civil un peu trop attentifs à nos gestes, nous reprenons vers la rue commerçante et virons à gache dans les ruelles que nous avions remarquées la veille.

Mahmut

Nouveau changement d’univers. Des rues plus sombres, étroites, où l’on ne croise que quelques rares habitants et où nous ne sommes plus suivis manifestement. Au détour d’une rue, la cour d’une mosquée et une grappe de gamins qui arrivent hilares sur Stéphane en répétant « calo, calo », explosés de rire. Comme on sourit bêtement sans comprendre, ils se touchent le crâne. Celui de Stéphane est rasé comme un caillou, « calo »… Eclat de rire général et demandes enfantines de photos. On les prend sous toutes les coutures, sourires ravis. Les mômes expriment leur joie en entonnant des chants-comptines à la gloire d’ « Apo ». Chaque coin de rue ici est graffé de tags PKK, YPG, Apo. Alors que nous reprenons notre route – les gamins viennent de se faire épingler par une jeune fille pour avoir légèrement forcé la porte de la mosquée à seule fin, visiblement, de nous épater – nous nous faisons à nouveau héler en anglais…

Ce n’est pas un policier cette fois, mais le monsieur du déjeuner, celui qui nous a aidé en anglais. Mahmut nous invite à le suivre, et nous guide dans une surprenante cour, un lieu calme et spacieux, totalement inattendu, où on nous sert chaleureusement du thé. Des hommes plus âgés sont en train de chanter des musiques traditionnelles kurdes, filmés par une télévision locale qui voudra ensuite nous interviewer sur nos impressions. Nous sommes en fait dans l’ancien office du tourisme dont Mahmut est le directeur. Nous allons passer avec lui deux heures inoubliables à l’écouter nous parler avec calme et détermination, un charisme hors du commun, de la souffrance vécue ici, de la cause que défendent les kurdes, et de la force de leur combat : « an undefeatable power » nous dit-il, parce qu’il ne s’agit pas de religion ou de croyances, mais de dignité humaine, parce que les jeunes qui le mènent vont à la fac, ils sont bien habillés, mais ils ont décidé de dire non quand le choix devant lequel ils ont été mis a été résumé ainsi : « be turkish if you want to live ».

Il nous dit qu’il vient de vivre les quatre mois les plus terribles de sa vie, quand ce côté-ci de Sur a été rouvert, et que de l’autre côté les bombardements continuaient, jusqu’à vingt par jour, sur des femmes et des enfants, ses voisins, juste à côté. « On entendait, et on ne pouvait rien faire. C’est juste à côté de vous, et vous ne pouvez rien faire… ». Il nous dit les morts sous les maisons effondrées, les humiliations, les policiers sommant les gens de se rendre nus, hommes comme femmes. Les cadavres calcinés rendus méconnaissables pour les familles, les images de corps nus trainés à terre circulant sur les réseaux sociaux. Il nous raconte encore la sale guerre, les bombardements de cimetières, les espions et la délation. Sans haine, en nous disant posément : « s’ils en sont rendus à faire de telles choses, ils ont déjà perdu ».

Nous discutons aussi plus légèrement des jumelages avec la France, de New York où il a un peu vécu. De l’incroyable chance qu’on soit tombé sur lui, à quoi il rétorque avec un sourire amusé dans l’oeil : « You have been courageous to go in these narrow streets… Here when you search, you find ». Il nous demande enfin de transmettre dans nos témoignages le souhait réitéré des kurdes de reprise des négociations et le message de paix que représente Newroz.

Newroz, équinoxe de printemps et nouvel an. L’occasion de formuler des vœux pour l’année qui commence.

” That beautiful tall tree with whom I did not dance last year I will ask to dance this year… The horizon in which I did not fly last year will be this year’s destination of my journey… The poem that is shy like a deer and that last year I could not tame or acquaint with my eyes I will tame this year And take into the bright attic of my poetry-book and let it sleep in my arms, said finally I. ” Sherko Bekas

Voilà qui est fait…

Bonus Track : Vidéo des chants et d’un bâtiment explosé à Sur