Voici ma chronique publiée dans le dernier numéro d’Imagine (mai-juin 2021). J’en profite pour signaler que le numéro d’été est sorti en kiosques. Ma chronique intitulée “Faire des efforts, encore ?” y est judicieusement placée dans la section “Sur le volcan”. J’y reviens sur le concept d'”écologie punitive” et sur cette grande et belle notion largement polluée aujourd’hui qu’est la liberté.

Nous vivons des temps cyniques, au sens littéral du terme : une époque où s’assument avec naturel des conduites contraires au sens commun. Une gifle à la décence, assénée du revers de la main.

Les repères entre toxique et salutaire sont brouillés comme jamais et la pandémie n’a rien arrangé : en distinguant l’ « essentiel » autorisé et les portes condamnées, elle a accentué le fossé entre le « moderne » et les reliques sans valeur économique qu’on veut nous faire croire dépassées. Lieux culturels, savoirs manuels, soin et attention, poésie et terrasses de café : l’armada de la légèreté n’a pourtant jamais été aussi essentielle. L’année dernière, le poids des artefacts humains a dépassé celui de l’ensemble du vivant sur Terre. Il est urgent de réduire la matière produite et nos émissions de gaz à effet de serre, de cesser d’engraisser les actionnaires, de retrouver de l’humanité et sauver ce qu’il nous reste de beauté.

Qu’ils relèvent de la pandémie, de la crise sociale et de la vague psychiatrique sans précédent qui s’abattent sur nos vies ou des basculements et de l’emballement climatique qui viennent, tous les indicateurs devraient nous conduire à recentrer nos consommations matérielles sur nos besoins, à gagner en simplicité et mieux cerner nos envies. Nous n’y sommes pas encouragés : le paravent du numérique et les écrans intermédiaires bloquent le regard et engourdissent notre discernement. Le “à distance”, par définition, éloigne et nous prive de l’expérience sensorielle. Nous avons pu y être forcés par la pandémie, mais est-ce nécessaire d’en rajouter de notre plein gré ?

Face à la captation de données personnelles, de QR codes, aux Alexa ou livraisons par drones, on s’entend rétorquer « Où est le problème, puisque les gens en redemandent ? ». C’est oublier qu’en la matière c’est l’offre qui crée la demande et que nous ne sommes pas obligés, juste parce que c’est possible et autorisé, de tout accepter. Albert Camus a marqué dans nos chairs les mots de son père, face à une scène d’une rare violence, affirmant qu’« un homme, ça s’empêche ». Le concept taoïste du « Wu wei », qu’on peut traduire par « non-agir », s’appuie lui aussi sur le fait qu’un renoncement cohérent vaut mieux qu’une acceptation aveugle.

Aveugle, de ne pas choisir la paysannerie, l’épicerie ou la librairie, sauf à vouloir que l’avenir ressemble à ces entrepôts en sous-sol qui pullulent dans Paris et où ne travailleront bientôt plus que des robots. Aveugle, de choisir l’illusion du confort à tout prix. Est-ce réellement agréable et reposant de se faire servir à domicile par un livreur sous-payé et de lui tendre un chèque, confortablement installé dans son canapé ? Nécessaire, vraiment, l’application qui vous indique quand commander du beurre sans avoir à ouvrir votre frigo ? Un progrès, de s’adresser à un cylindre posé sur la table pour changer de chaîne de télévision ? De se faire biper toutes les heures par son téléphone pour penser à marcher ? Parce que c’est plus rapide, plus pratique, plus chic, sommes-nous donc confits au point de ne plus pouvoir nous lever ? N’avons-nous donc plus de mains, de pieds, ni de cerveau ?

Le film Idiocracy ne m’a jamais fait rire, il me terrifie. Tout comme cette scène abominable de «Wall-E» où des milliers d’êtres humains servis par des robots végètent dans des fauteuils volants, en tétant une paille le nez sur leur écran.

Se charger soi-même de ce que l’on peut faire n’est pas pénible, c’est digne. Et l’autonomie signera notre survie.

 

Photographie : Affiche “le cas échéant” de Cobie Cobz