A l’occasion du dixième tirage de mon livre “Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce”, les éditions Libertalia m’ont suggéré de l’augmenter d’une postface d’après le confinement, la voici en accès libre.
Postface, mai 2020
Un an a passé depuis la première édition de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, en juin 2019.
Des mois extraordinairement denses sur le front des luttes sociales et écologistes, qui ont vu se succéder les opérations de collectifs écologistes radicaux, la répression policière sur les Gilets jaunes et les mobilisations contre la réforme des retraites. Une année déterminée, des blocages d’entrepôts Amazon aux représentations du Ballet sur le parvis de l’Opéra Garnier. Une année marquée, évidemment, par l’apparition du coronavirus dans nos vies, le confinement et les attestations de sortie. L’impensable d’une économie stoppée net, des aéroports et frontières fermés, l’ébauche d’un krach boursier, des émeutes de la faim et le pétrole qui s’échange à prix cassés. Un état d’urgence sanitaire qui ressemble à s’y méprendre à un arsenal de lois sécuritaires, la promesse d’une vie épiée par des drones, d’autorisations, de tampons et de cachets, de décrets pour nous intimer de ne pas s’embrasser.
Le paysage qui se dessine est celui d’un monde fissuré. Une ligne d’horizon au relief torturé, dont le tracé aurait été piétiné par un golgoth s’engouffrant dans nos vallées. Écorchant ici, rayant là, fracturant tout ce qui se trouve sur son chemin. Une topographie s’apparentant à un gigantesque jeu de destruction. Des sommets écroulés, des vallées ensevelies, des gouffres ouverts, des rivières asséchées et, au milieu de cette désolation, des êtres doués de raison qui ne savent plus où poser leur regard. Un monde qui n’en finit plus de s’effondrer sous son propre poids, celui des dénis, des échecs et des trahisons. Et une ligne de crête qui se rétrécit sous nos pas.
L’impression de flotter sans grâce au milieu d’un océan de désastres, bande de naufragés épars qui tapent des bras sur la surface et ne provoquent que l’écume entre les yachts qui passent, respirent par petites goulées leur dose d’air quotidienne avant de retourner sous la ligne de flottaison. Se demandant parfois si plus bas, à l’abri des radars, dans les bas-fonds, se noue la tectonique d’où jailliront les futurs volcans. Là, se disent-ils, dans les abysses qui recèlent tant de trésors et de surprises, de vie aussi, se trament peut-être d’autres étoffes qui certes n’auront pas la douceur de la soie mais auront la résistance du tissu entrecroisé de mille liens, mille fois remis sur le métier. Là se tapit le droit de couler en beauté.
Je navigue entre la surface et ces bas-fonds. Entre la partie visible et celle qui ne l’est pas, entre le public et l’intime, entre l’institution et l’anonyme. Entre le réel et la fiction. Victime d’une « suspension d’incrédulité » non consentie, cette suspension of disbelief qui consiste à désarmer, le temps d’un film ou d’une lecture romanesque, son esprit rationnel pour mieux se plonger dans la joie de l’improbable, de l’absurde, de la prestidigitation. Mais dans le réel, la suspension d’incrédulité tourne vite au malaise. Ce sentiment parfois de vivre dans un film, un malentendu, que quelqu’un va exploser de rire en pointant la caméra cachée. Où est la frontière entre fiction et réalité ? Est-ce qu’on peut se frotter les yeux maintenant et se réveiller ?
Hélas non. Il n’y a pas de caméra cachée. Pas de dernière page au roman ni de The End indiquant qu’il est temps de retourner au réel. Juste une gigantesque dystopie.
Dans cette dystopie, naturellement il y a encore de la beauté, des instants volés, des joies pures. Mais entouré d’un tel fracas, le sel de la vie soulage à peine. Quand on passe du printemps dans le Vercors aux images de la gare du Nord. Quand on récolte avec une excitation de gamine les premières fraises de la saison tout en relayant les informations sur les distributions des brigades solidaires et les occupations de McDonald’s à Marseille. Quand la joie de la journée est d’avoir sauvé une nichée de rougequeues noirs… Comment vit-on avec ce sentiment déchirant d’avoir toute la beauté du monde à ses pieds pendant que la forêt brûle et de ne pouvoir « sécher la larme d’une seule feuille » ?
Ici, la vie quotidienne n’a pas changé. Les tracteurs ont continué à circuler, les vignes à être cultivées et les brebis à pâturer. On a continué à pester contre les intrusions intempestives des chiens et des sangliers. On a salué le retour des hirondelles et des martinets. Les promeneurs ont continué à apparaître, avec ou sans chien, sur le chemin qui mène au col. Et pourtant, insidieusement, ce qui constituait notre présent est désormais relégué au passé. Le futur est impossible à prévoir. Nous sommes incarcérés dans un entre-temps, un interstice de l’histoire dans lequel il va falloir faire de nécessité vertu.
Refuser de parvenir, cultiver la dignité du présent, lutter pour sauver chaque gramme de beauté et savourer le vivant… L’obus nommé Covid n’a pas enterré le fil que je déroule dans ce livre. Si je devais le réécrire à l’aune des événements récents je ne le modifierais probablement qu’à la marge, tant le sentiment est puissant aujourd’hui que tout a changé pour que rien ne change. Que la pandémie qui nous frappe aujourd’hui ne pose pas tant de nouveaux jalons qu’elle ne marque davantage le creux des tendances qui étaient déjà là, passant et repassant pour mieux marquer le trait comme de l’ongle sur le bord d’une feuille pliée, jusqu’à pouvoir la découper.
L’écho de ce livre ne s’est pas démenti depuis sa sortie, j’en suis touchée et surprise. Ce petit essai qu’on disait inclassable, rédigé à la première personne du singulier contre toute bienséance académique, qui mêle l’intime et le public, le littéraire et le politique sans respecter les conventions du genre, a trouvé des milliers de lectrices et de lecteurs qui ont su puiser leur universel dans son singulier. Et ce, loin des grands boulevards médiatiques, en empruntant les chemins de traverse de la littérature buissonnière. Quelques grammes de réflexions et de munitions marines qui ont circulé de main en main, grâce au formidable engagement de libraires indépendants, à des lectrices et lecteurs qui se sont improvisé·e·s ambassadeurs et le conseillent, l’offrent, l’abandonnent sur un quai de gare ou un comptoir pour le faire voyager, l’emportent sur un voilier et le prolongent à leur main, chuchotant son titre, le mettant en musique, le transformant en refrain, en vers ou le plaçant dans la bouche de comédiens.
C’est très beau, l’épopée d’un livre qui vous échappe. Un texte qui vit sa vie. Plus beau encore, d’avoir le plaisir extrême, en tant qu’écrivaine, de recevoir des cartes postales de ses différentes escales. J’ai reçu des centaines de témoignages de vos lectures, soulignant les mots qui vous ont renversés, ceux qui vous ont fait réfléchir, douter, ceux qui semblaient écrits pour vous, les idées qui ont provoqué des élans, la découverte de Moitessier et l’envie de relire Les Racines du ciel, les mots qui font écho, ceux qui rassurent, réveillent, décident. J’ai reçu des photos de lucioles et de ce petit livre en vitrine, en bord de rivière, au milieu des tomates, en bord de périphérique ou sur une table de pique-nique. J’ai savouré chacun de vos récits plus personnels, témoignages de confiance que j’ai accueillis comme une heureuse réciprocité dans le fait de livrer un peu de soi. Venus de marins poètes, de mavericks enchantés, de néophytes ou de militants convaincus, ce sont autant de témoignages d’une dignité folle, parfois drôles, toujours touchants, qui me donnent le sentiment que tout n’est pas complètement mort. Et diable comme on en a besoin !
Ce livre, je l’ai accompagné pendant des mois aux quatre coins du pays dans ses accélérations et ses détours, au gré des invitations en librairie, de festivals grands et petits, de salles associatives en débats publics, d’arrière-cours improbables en lieux censément prestigieux, sur les ondes de radios libertaires et associatives, à travers les lignes de blogueurs passionnés et de journalistes affûtés. Je l’ai croisé dans les salons et les cuisines de camarades de luttes, de voisins, d’activistes et d’intellos, de précaires et de radicaux. Je l’ai entendu bruisser dans les conversations de militants, apprentis ou expérimentés, dans les regards d’amies imparvenues, de pisteurs de sauvage et de romanciers généreux. J’ai suivi sa trace chez les adeptes de la beauté et les fans de poésie, chez des consultants en rupture de ban, des paysans engagés, des navigateurs émus et des amis, tout simplement… Je veux ici remercier chacun de vous d’accompagner ce petit livre avec autant de sensibilité, de confiance et de constance.
Le pouvoir de l’écriture, des mots comme munitions, je l’avais expérimenté en tant que lectrice mais je n’osais y croire en tant qu’autrice. J’aurais trouvé ça laidement présomptueux de ma part. J’ai grandi avec des livres, des romans qui m’ont accompagnée dans mes moments de solitude, m’ont sauvée de moments pénibles en ouvrant des échappées, m’ont nourrie. Ma gratitude envers les auteurs qui savent offrir les mots qui évadent, envolent et consolent est infinie. Envers celles et ceux, surtout, qui savent raconter une histoire, nous y emmener avec grâce, fantaisie et finesse, celles et ceux qui construisent des mondes, des univers entiers, qui font pouffer, sangloter ou frissonner juste en alignant des lettres sur une page. J’ai toujours trouvé ça magique et remarquable. La fiction, l’imaginaire… Aujourd’hui que le réel est devenu si pesant qu’on a du mal à retrouver l’échappatoire que représente la fiction, voilà ce que j’aimerais offrir encore. Des récits, des paysages et des personnages comme autant de renforts qui sauvent ne serait-ce qu’un instant de l’ennui, de la morosité, de la médiocrité, des naufrages et du dévissage de la société.
Je souhaite profiter de l’occasion qui m’est donnée avec cette postface pour réparer un oubli. Pendant le confinement, j’ai été dans l’incapacité de renouer avec la fiction. Prise dans la virulence de l’actualité, ensevelie sous les informations, les conseils de lecture, les dossiers à lire absolument, les sollicitations pour donner mon analyse de la situation, soutenir des initiatives, relayer des actions, relire des textes, signer des tribunes… L’imaginaire siphonné par cet amoncellement de réponses à fournir et d’invitations à décliner, épuisée d’avance par le nombre de notifications arrivées pendant que j’écopais péniblement le raz-de-marée de ma messagerie, j’ai eu le sentiment très désagréable que ma capacité à m’évader du quotidien avec un bon livre ou à écrire en faisant preuve d’un minimum de créativité s’était tarie.
C’est Jack London, comme souvent, qui m’a sauvée de cette panne momentanée. Le premier roman que j’ai rouvert pendant le confinement a été Radieuse Aurore, un titre mésestimé dont je gardais un souvenir enchanté. En quelques pages, je me suis retrouvée sur les pistes des chercheurs d’or du Klondike. Mille fois je suis tombée amoureuse de cet aventurier robuste, joueur et capricieux et mille fois je l’ai quitté furieuse. J’ai arpenté avec lui la Sonoma Valley avec la gratitude de celle qui débouche d’une ruelle grise et humide un soir d’hiver pour entrer dans une clairière ensoleillée et noyée de fleurs. Surtout, je m’en suis voulu d’avoir oublié de faire une place à Radieuse Aurore à côté du Morel de Romain Gary tant ce personnage est l’archétype du rise and fall : son ascension dans les sphères de la finance, l’appât du jeu et de l’alcool qui déforment les traits, la fortune qui saccage le droit au bonheur, les combines sans pitié et, soudain, la révélation amoureuse d’une femme, le choc esthétique et sensoriel d’un territoire et de ses paysages qui conduisent au refus de parvenir, la libération par le dépouillement du superflu, la simplicité retrouvée d’une vie harmonieuse… Radieuse Aurore avait toute sa place dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Une place d’honneur.
De l’honneur, du courage, de la robustesse, de la simplicité et de l’élégance, il va nous en falloir notre ration quotidienne pour absorber les prochains chocs qui viennent, qu’ils soient sanitaires, climatiques ou économiques. Pour suivre les pistes ouvertes par les différentes initiatives d’entraide auto-organisée nées dans les marges du confinement. Pour résister à la destruction du monde, aux atteintes à nos droits et à nos libertés, pour assurer nos subsistances et faire le tri dans nos priorités. Alors prenez soin de vous, ne cédez rien de ce qui vous est singulièrement essentiel, autorisez-vous le beau et le sauvage. N’oubliez pas la tectonique des interstices et des bas-fonds. Dévorez les journées avec grâce. Et Carpe that fucking diem.
Corinne Morel Darleux