Je rattrape mon retard de publication sur ce blog… Cette chronique a été écrite pour le magazine Imagine, dans le numéro de mai-juin 2023.

Nous sortons d’un hiver étonnant. Soudainement, tout ce qui était inaudible en matière de risques et d’économies d’énergie, cantonné aux milieux militants, est devenu mainstream. La pénurie et la sobriété ont fait leur entrée. Emmanuel Macron a annoncé la fin de l’abondance et de l’insouciance. Des coupures de courant ont été annoncées, les prix se sont envolés. Des messages ministériels ont été diffusés pour baisser la température dans les logements et supprimer les mails inutiles. Bravant la risée, un ministre s’est même baladé sur les plateaux télévisés en exhibant son col roulé.

Passons sur le ridicule consommé des mesures préconisées par rapport aux enjeux réels. Rappelons ensuite que la plupart de nos concitoyens peinent déjà à maintenir une température décente chez eux – quand ils ont un chez eux.

Si Total n’avait pas annoncé investir 3 milliards de dollars dans un nouveau complexe près des côtes sud-africaines où migrent les baleines, si le sommet de Davos n’avait pas encore rassemblé plus d’un millier de jets privés, on aurait peut-être pu se réjouir de cette inflexion dans le discours. Si l’aéroport de Liège ne venait pas de doubler le nombre de vols de gros porteurs, si les écrans publicitaires avaient tous été éteints, on aurait même pu adhérer. Las, au-delà des gesticulations et des mines compassées, une fois de plus, rien n’a changé. Et décroissance est le seul mot qui n’a pas été prononcé.

Tout ceci, loin de clarifier les défis à relever, ne fait qu’ajouter de la confusion. Plus que jamais, dans ces conditions, il convient d’expliquer que décroissance et récession n’ont rien en commun. D’une lettre de La maison commune de la décroissance, j’ai retenu ce paragraphe lumineux : « La misère, c’est quand on manque du nécessaire. La richesse, c’est d’avoir le nécessaire ET le superflu. Et la pauvreté, c’est le nécessaire, SANS le superflu. C’est dans ce troisième espace que se situent les décroissant-es ». Cela peut sembler délicat quand tant de personnes souffrent du manque d’argent. Mais contrairement à ce qu’on entend parfois, ce discours n’est pas que le fait d’occidentaux privilégiés. Le Prix Nobel de littérature indien Rabindranath Tagore écrivait ainsi en 1913 : « Quand l’homme est privé de la base qui lui fournit le tout, sa pauvreté perd la plus belle vertu, la simplicité, pour n’être plus que honteuse et sordide ».

Si néanmoins il parait aujourd’hui indécent – ou au mieux téméraire -, de louer la pauvreté, la langue française est riche de mots, toute en nuances. Parlons de frugalité ou de suffisance : un point d’équilibre qui n’est ni privation ni abus mais consiste, comme je l’ai écrit un jour, à « simplement se payer de quoi être heureux et apprendre à l’être de peu ». Parlons de subsistance, comme l’ont fait les écoféministes Maria Mies et Vandana Shiva dès 1999 : « Trouver la liberté n’implique pas d’assujettir ou de transcender le “domaine de la nécessité”, mais plutôt de s’efforcer de développer une vision de liberté, de bonheur, de “bien vivre” à l’intérieur des limites de la nécessité, de la nature. Nous appelons cette vision la perspective de subsistance. »

Bien nommer les choses relève parfois d’une ardente nécessité et c’est une bataille culturelle que nous nous devons de mener. Prôner l’autonomie politique et matérielle, supprimer les usages inutiles et socialement injustes de l’énergie, c’est faire de nécessité vertu et se garder la possibilité, demain, de choisir entre sobriété et pénurie, entre une existence digne et une vie asservie.