« Il faut remettre la dignité du présent au cœur de l’engagement : rester debout, digne, ne pas renoncer à la lutte. Il y a toujours des choses à sauver ! C’est une question d’élégance, de loyauté, de courage, valeurs hélas un peu désuètes. Il s’agit d’avoir des comportements individuels en accord avec notre projet collectif, comme l’a formulé l’anarchiste Emma Goldman (1869-1940). On peut marier radicalité du fond et aménité de la forme, action radicale et élégance. Je plaide pour le retour du panache ! »
Merci à François Carrel pour cet entretien publié dans Libé mercredi dernier.
Corinne Morel Darleux : «Refuser un poste, sortir de la surconsommation, c’est affirmer que cette société ne nous convient pas»
Après avoir participé à presque tous les partis de gauche, Corinne Morel Darleux est une déçue de l’action partisane, qui n’est plus adaptée, selon elle. Elle se sent désormais à une place plus juste dans les mouvements d’action plus radicale et concrète, dans la désobéissance civique.
Dans son livre au titre sombre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia), elle défend, face à la catastrophe écologique, le recours à l’action directe, couplée à une éthique personnelle de résistance et de décroissance. Corinne Morel Darleux a pourtant écumé les partis et accumulé les responsabilités politiques. Mais de cette action institutionnelle, elle tire un constat d’échec. Après avoir tenté d’entraîner, via le mouvement Utopia, le Parti socialiste (PS) vers l’écologie radicale, elle a cofondé en 2008 le Parti de gauche (PG), puis travaillé à ancrer dans l’écosocialisme le Front de gauche, puis La France insoumise (LFI). L’an dernier, cette Drômoise d’adoption a quitté la direction du PG et LFI. Si elle reste élue d’opposition au conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes où elle siège depuis 2010, elle se consacre au militantisme de terrain, du soutien des solidaires de la frontière franco-italienne à celui des écologistes du Rojava, la zone kurde en Syrie, en passant par Extinction Rebellion, dont elle est une «compagne de route».
Vous avez perdu toute foi en l’efficacité de l’action partisane ?
J’ai consacré dix ans de ma vie aux responsabilités politiques, sur la base de l’idée de la révolution par les urnes. Le bilan est plus qu’en demi-teinte. Dans un parti, on consacre une énergie immense au processus électoral, aux rapports de force et d’ego, à la recherche de visibilité médiatique, énergie qui ne va pas à l’action directe. Etre dans un groupe d’élus d’opposition face à Laurent Wauquiez, c’est nécessaire, mais cela ne permet pas de changer concrètement la vie des gens ni de ralentir la disparition du vivant. L’urgence écologique s’accélérant, j’éprouve le besoin de modes d’action plus directement utiles et efficaces, moins dépendants des règles du jeu fixées par nos adversaires. Nous sommes dans un jeu de dupes où les pouvoirs économiques, politiques et médiatiques sont tels qu’ils empêchent la sincérité du scrutin. Je me sens à une place plus juste dans les mouvements d’action plus radicale et concrète, dans la désobéissance civique.
Le débat sur l’écologie est pourtant plus présent que jamais dans les partis, les institutions.
La grande difficulté reste la sincérité des discours et la mise en cohérence avec les actes. Le compte n’y est pas, au gouvernement comme dans la plupart des partis. Il y a un hiatus entre le consensus affiché sur la gravité et l’urgence de la situation et le fait qu’on ne remplace pas les anciennes grilles de lecture. J’ai le sentiment d’un rétrécissement de la pensée politique et du débat public, qui est le reflet d’un dévissage culturel généralisé dans la société. Le bouillonnement intellectuel et politique des premières années du PG s’est ainsi étiolé au profit du commentaire d’actualité, des polémiques au sein de LFI. On a délaissé le débat de fond et le projet. L’abandon de l’écosocialisme a été une erreur. Aujourd’hui, je retrouve ce bouillonnement dans d’autres espaces.
Comme chez Extinction Rebellion (XR) ?
XR a répondu à un vrai besoin, face à la désaffection pour les formes d’engagement traditionnelles, partis et syndicats, face à l’inquiétude, voire l’anxiété, par rapport au climat et la biodiversité, face au constat d’impuissance des acteurs étatiques et économiques. XR est arrivé après la démission de Hulot et les grandes marches pour le climat. Aujourd’hui, les pétitions ne suffisent plus, il faut passer à l’action sans déléguer ce soin à d’autres, en montant d’un cran : nous n’avons que très peu d’années pour essayer d’infléchir les pires scénarios du Giec. L’une des idées centrales de XR, c’est «Hope dies, action begins» («l’espoir meurt, l’action peut commencer»). Il faut assumer une certaine gravité dans le discours, dans la symbolique, et arrêter avec la volonté de toujours positiver, de ne pas faire peur : c’est totalement lunaire par rapport à ce qui est en train de se passer.
XR est-il l’extension du mouvement des ZAD ?
Sans Notre-Dame-des-Landes, qui a ouvert le champ des possibles, je ne sais pas s’il y aurait eu XR. Nos références doivent aussi être le Larzac, les faucheurs d’OGM, l’âge d’or des antinucléaires et les grands mouvements de désobéissance civique, lutte anti-apartheid, «marche du sel» de Gandhi, refus de la ségrégation aux Etats-Unis, et aujourd’hui le Rojava… La solidarité avec les mouvements récents des gilets jaunes et des quartiers populaires doit se faire partout. Il faut politiser une population de sensibilité écologiste qu’on n’avait pas l’habitude de voir militer en réinventant les lieux, l’organisation et la forme des luttes.
XR est trop radical pour les uns, raillé par une partie de la gauche militante…
On est toujours le Bisounours ou le black bloc de quelqu’un ! Les procès en radicalité me désolent souvent, il y a beaucoup de postures et de confusion entre la radicalité et le radicalisme, sa version sectaire. La radicalité, c’est l’attitude de ceux qui font, qui construisent… ou détruisent d’ailleurs : face à la disparition du vivant, certaines formes d’action légitimes passent par la destruction d’infrastructures matérielles. La limite aussi bien de XR que de certains gilets jaunes, c’est le recours trop régulier à des actions symboliques et à des revendications tournées vers le gouvernement. Il nous faut repenser cette culture du rapport de force qui a construit la gauche ouvrière mais n’est plus adaptée. On a passé des années à tenter d’être le plus nombreux possible au même endroit, sur le même mot d’ordre. Cela nous a coûté très cher, on est trop souvent sortis fâchés de cette recherche d’unité. Il faut passer à une forme d’acupuncture politique : appuyer à plein d’endroits, chacun avec ses modes d’action, sans forcément être des millions, mais avec des actions portant en elles leur propre efficacité.
C’est ce que vous appelez «l’archipélisation des luttes» ?
On doit passer d’une vision continentale, où on essaye de faire continent tous ensemble, à une «archipélisation» – j’emprunte le terme à Edouard Glissant – de ces îlots de résistance émergents, sans essayer de se convaincre de tous faire la même chose. On n’a pas tous le même tempérament, les mêmes possibilités de se confronter à la répression policière et judiciaire, on doit respecter la diversité des tactiques, mais avec une stratégie coordonnée et des objectifs communs. Si certains ont analysé cette archipélisation, comme le collectif Deep Green Resistance, je ne crois pas qu’on ait théorisé cette convergence internationale d’actions aussi différentes, qui n’est ni un mouvement insurrectionnel mené par une élite ni un mouvement spontané.
Archipélisation ne rime-t-elle pas avec dispersion ?
Entre les débats publics, les AG, les tribunes, les nouveaux collectifs, les médias alternatifs, on a un foisonnement qui amène une convergence de vue et d’action, sans qu’il ait un émetteur qui donne la «ligne», et une homogénéisation de l’analyse autour de l’anticapitalisme. C’est l’idée que nous défendions déjà avec l’écosocialisme ! Cette synthèse, qui doit beaucoup à Ivan Illich, André Gorz, Elisée Reclus ou Walter Benjamin, me paraît de plus en plus pertinente, sur la base de ces deux constats : l’écologie est incompatible avec le capitalisme, les questions sociales et écologiques sont indissociables. Je suis cependant profondément pessimiste, ou plutôt parfaitement lucide : nous n’avons aucun signe que la situation s’améliore et j’ai une vraie interrogation sur la pertinence qu’il peut y avoir aujourd’hui à tenter de construire des mouvements de masse.
Le phénomène Greta Thunberg reste-t-il vain ?
Greta est dans l’archipel, en représentante de la jeunesse qui réclame un futur. Je ne crois pas qu’on sauvera la planète par des prises de parole, ni que l’ONU arrêtera le bouleversement en cours, mais la jeunesse dans la rue et les grèves scolaires, cela va dans le bon sens si l’objectif est d’alerter les opinions et de faire entrer dans l’action militante les jeunes… et leurs parents. Les petits pas sont aussi parfois des premiers pas !
Ce cheminement vers l’action est au cœur de votre livre, via trois règles de vie : refuser de parvenir, cesser de nuire, cultiver la dignité du présent.
Ce triptyque part de Bernard Moitessier, navigateur en passe de remporter un tour du monde en solitaire en 1969, qui décide d’abandonner la course, de changer de cap par refus de la société d’ultraconsommation, et file dans le Pacifique militer contre les essais nucléaires et le béton. Ce «refus de parvenir», je l’ai redécouvert dans son livre la Longue Route ; la charge subversive de cette idée est plus actuelle que jamais. Refuser un poste, faire un pas de côté, sortir de la consommation à outrance, c’est une manière d’affirmer que cette société ne nous convient pas. On peut se réapproprier ainsi un petit morceau de sa souveraineté d’individu libre, quelles que soient les marges de manœuvre matérielles dont on dispose. C’est totalement lié au cesser de nuire, c’est un choix, subversif car dissident, que chacun peut reprendre à son échelle.
Le cesser de nuire passe par un changement de notre rapport à la nature ?
Nous avons perdu la bataille culturelle contre le consumérisme : les dégâts sociaux et environnementaux pour partie irréversibles de ce modèle sont largement démontrés, et pourtant rien ne change. On doit aller vers une décroissance matérielle, sortir de notre anthropocentrisme suicidaire ! La ZAD et les nouveaux mouvements lient la question du climat et de la biodiversité, en clamant «Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend». C’est le slogan du siècle. Tout y est, y compris le «nous» de la lutte collective.
Et la «dignité du présent», qui donne son titre à votre livre ?
Plus les victoires futures sont hypothétiques, plus on a besoin de s’abreuver à d’autres sources de l’engagement. Il est des combats qu’on mène non pas parce qu’on est sûr de les gagner, mais simplement parce qu’ils sont justes ; c’est toute la beauté de l’engagement politique. Il faut remettre la dignité du présent au cœur de l’engagement : rester debout, digne, ne pas renoncer à la lutte. Il y a toujours des choses à sauver ! C’est une question d’élégance, de loyauté, de courage, valeurs hélas un peu désuètes. Il s’agit d’avoir des comportements individuels en accord avec notre projet collectif, comme l’a formulé l’anarchiste Emma Goldman (1869-1940). On peut marier radicalité du fond et aménité de la forme, action radicale et élégance. Je plaide pour le retour du panache !
Corinne Morel Darleux Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce Libertalia, 104 pp., 10 €