Ma chronique, rédigée en janvier 2021 et parue dans le numéro de mars-avril du magazine Imagine Demain le Monde, sur les “luttes habitées”, où il est question de ZADs et de quartiers libres, de Philippe Descola et de Simone Weil, de la venue des Zapatistes et d’archipels rhizomatiques… Belle lecture !

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L’un des précieux apports de la ZAD de Notre Dame des Landes réside dans la notion de « Défendre – Habiter » qui vise à déployer de nouvelles manières de vivre sur et avec un territoire, « au-delà de la propriété, des habitudes et des appartenances ». On parle alors de lutte habitée, terme qui évoque son caractère à la fois situé, animé et incarné. Cette idée résonne avec les récentes invitations à atterrir de Bruno Latour ; elle s’inscrit surtout dans l’enracinement prôné par Simone Weil, ce « besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ».

Dans la lignée du Larzac ou des sans terre au Brésil, les occupations et « territoires en luttes » se multiplient, des Lentillères à Bure ou au Carnet en passant par la ZAD d’Arlon. Ces mouvements croissent souvent sur le terreau des résistances locales contre les « grands projets inutiles et imposés » et, depuis la crise du covid, des actions « contre la réintoxication du monde ». La volonté de revisiter en profondeur notre rapport au vivant gagne en force simultanément, face à la détérioration alarmante du climat et de la biodiversité, mais aussi en refus du système capitaliste qui la cause. Ainsi de la notion émergente d’écocide, de la préoccupation croissante pour les droits des animaux et de la fantastique remontada d’une anthropologie inspirée des travaux de Philippe Descola.

Ces mutations à l’œuvre viennent renouveler la sempiternelle question de l’articulation entre l’action locale et ce qui nécessite d’être pensé à l’échelle globale. Comme Geneviève Azam en formule l’hypothèse, peut-être sommes-nous en train d’assister à la jonction stratégique de luttes à la fois locales et systémiques. La venue d’une délégation du Chiapas en Europe cet été pourrait en faciliter la cristallisation : non seulement les zapatistes ont su exceller dans la combinaison trop rare entre révolution et art poétique, mais leur lutte, inscrite dans un territoire, n’a cessé d’inspirer et de tisser des liens dans le monde entier. Le Chiapas, comme le Rojava en Syrie, sont des luttes habitées qui, s’exerçant dans un contexte et une géographie circonscrits, n’en oublient pas pour autant le caractère complexe et systémique de ce qu’elles ont à combattre, de ce qu’elles tiennent à préserver et de ce qu’elles ambitionnent d’inventer.

Le mouvement des Gilets jaunes avait esquissé une tectonique des ronds-points. La pandémie, en entravant les déplacements, est sans doute en train d’exacerber l’importance de la proximité géographique dans l’organisation des luttes. Les liens affinitaires, de toute évidence, jouent dans la confiance qu’un groupe peut s’offrir quand il s’agit de mener des actions de désobéissance ou simplement de se rassembler dans un contexte de plus en plus répressif. Le sentiment de partager un même lieu de vie au quotidien, l’envie de le défendre dans toutes ses composantes et de s’impliquer dans ses métamorphoses, fait émerger de nouvelles classes géo-sociales selon Bruno Latour qui les définit comme « des alliances entre des groupes sociaux qui ne sont plus définis par leur position dans le système de production, mais par leur cohabitation choisie sur un territoire ».

Les territoires en lutte pourraient bien être en train de bâtir un archipel rhizomatique, capable de mêler résistance et alternative, rural et urbain, local et global. Ils nous enseignent que ces essentiels locaux, affinitaires et géosociaux ne fragilisent pas la tenue d’une ligne politique ni l’internationalisme. Ils les réinventent. Et c’est une des meilleures nouvelles de ce début d’année.