(Archives) Une lecture du roman d’Ursula K Le Guin « Les Dépossédés » (traduit par Henry-Luc Planchat, éditions Robert Laffont, 1974) rédigée en 2021 pour la revue Mouvements 2021/4 n° 108.

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«Ô enfant Anarchie, promesse infinie, attention perpétuelle ».

Sur la base d’observations erronées, on a longtemps cru que Vénus présentait les mêmes caractéristiques que la Terre et pouvait donc abriter la vie. On sait désormais, quatre milliards d’années après leur formation, que les deux planètes « jumelles » ont en réalité suivi des trajectoires très différentes. Alors que les océans se formaient sur Terre et que la vie s’y développait, Vénus – il suffira de dire que le plomb fond à sa surface – est devenue un enfer.

Il est aussi question des destins croisés de deux planètes dans Les Dépossédés d’Ursula le Guin. Deux sœurs ennemies qui ne pourraient être plus dissemblables : Urras, univers verdoyant et fertile peuplé d’un milliard d’individus, et sa lune Anarres, « planète de l’espoir, caillou aride » sur lequel ne vivent que des poissons, des vers… et vingt millions d’anciens insurgés.

Les proscrits y ont fondé près de deux siècles plus tôt une société anarchiste qui refuse « d’aller jusqu’au tribalisme pré-urbain » et s’organise en « structures cellulaires urbaines », version précoce du municipalisme libertaire1. Leur projet politique repose sur l’abolition de la propriété privée, suivant le motto : « Rien n’est à toi. Si tu ne partages pas, tu ne peux pas utiliser », un principe étendu jusqu’au langage qui exclut tout pronom possessif : pour parler de sa génitrice on dira « la mère » et pour s’interroger « il y a une question ».

La propriété n’existant pas sur Anarres, le commerce, la monnaie et le vol n’y existent pas davantage et le suivi scrupuleux des règles sociales est la seule loi qui s’impose. « Interdit ? C’est un mot non organique ! » s’exclame ainsi le personnage principal, Shevek, alors qu’il est encore enfant. Comme dans le Shangri-La porté à l’écran par Frank Capra2, il n’y a donc sur Anarres ni banques, ni prisons, et pas plus de gouvernement – ce qui fera dire à Shevek, à son arrivée sur Urras : « je suis, par mon existence même, la réfutation de la nécessité de l’État ».

La sobriété y est une vertu nourrie à la fois de nécessité et de philosophie politique. L’alimentation est rationnée, mais personne ne meurt de faim. Les dortoirs sont collectifs, mais personne n’est à la rue. Les tâches pénibles sont partagées et les maigres ressources mises en commun. L’économie organique traque le gaspillage, le futile et l’inutile afin d’assurer le nécessaire. Et au final, tout ça se passe plutôt bien. N’ayant jamais connu l’abondance ni la publicité, nul sur Anarres ne verrait l’intérêt qu’il peut y avoir à posséder chacun le même objet quand on ne s’en sert qu’une fois l’an, ni à avoir plusieurs maisons quand chaque nuit on ne peut dormir que dans un lit. Tout excès, qualifié d’« excrément », est banni.

C’est dire l’ébahissement du physicien Shevek quand il débarque, dans l’espoir de rétablir des liens entre les deux planètes, sur l’Urras des « propriétaires ». Ne faisons pas mystère, celle-ci ressemble furieusement à notre Terre : frivolité de la consommation, accumulation matérielle, misogynie et règne du « fric », produits de luxe, vague vernis écologiste et inconséquence du jetable… Urras nous offre un effet loupe tétanisant, d’autant plus efficace qu’Ursula le Guin a recours au procédé littéraire qui consiste à mettre en scène un profane, un nouveau venu à qui on peut tout expliquer, jusqu’à l’évidence : ce sera Shevek le communaliste découvrant à la quarantaine, en homme fait, un monde qui lui est totalement inconnu.

Voir, à travers ses yeux, le modèle de croissance économique par dégradation3 en marche, s’étonner de travers capitalistes qui n’ont pas imprégné son esprit depuis l’enfance, suffoquer avec lui à en vouloir « se cacher les yeux » devant les magasins dégorgeant de taille-crayons électriques ou de manteaux de fourrure coûteux, redécouvrir l’existence du sèche-cheveu, du vêtement pour dormir et de la chasse d’eau potable, tout cela a quelque chose de vertigineux – mais aussi de puissamment réconfortant : voilà enfin un ami, pour qui le monde ne va pas de soi et qui est saisi du même sentiment profond d’absurdité à nous voir vivre ainsi.

Mais si Les Dépossédés est considéré comme un « important roman politique comme la littérature américaine en a peu produit depuis Le talon de fer de Jack London »4, c’est parce qu’il offre beaucoup plus que la simple mise en miroir manichéenne du Bien et du Mal, de la mesure et de l’hubris, entre une planète capitaliste et une planète anarchiste. En effet, si Ursula le Guin oppose « l’ostentation coûteuse » et « la grâce dans la retenue », Shevek n’est pas pour autant rigoriste au point de ne pas savoir apprécier le confort d’un lit moelleux ou d’un feu de cheminée, la beauté bouleversante de paysages foisonnants ou l’amitié d’une loutre apprivoisée (non sans une pointe d’anxiété, rappelons qu’il n’y a pas d’animaux sur Anarres). Il constate, surpris, que le confort matériel n’empêche pas les habitants de se montrer travailleurs et que le profit peut être un puissant moteur, avant de se trouver confronté aux coulisses du décor. Car sur Urras aussi il y a des insurrections, de la répression armée et des mains mutilées…

Parallèlement, au fil du roman qui alterne entre temps présent sur Urras et passé sur Anarres, des failles apparaissent également dans l’utopie anarchiste. On y voit par exemple un Shevek étudiant se heurtant à des phénomènes de pouvoir et d’autoritarisme qui, en l’absence de gouvernement central, ont trouvé à se développer dans les couloirs de l’université. Une pièce de théâtre un peu trop subversive met son créateur au ban de la société et finit par l’envoyer à « l’asile ». L’accusation d’« égotiser », équivalent communaliste du péché d’orgueil, se révèle un moyen commode d’étouffer les idées et l’individu qui les porte. Le « gouvernement inavoué et inadmissible de l’opinion publique » peut se montrer aussi implacable et scélérat que la loi d’un parlement monarchique. Enfin, on s’y souvient que l’autosuffisance se réfléchit plus aisément « sur un sol généreux » : confrontés au dénuement, acculés à commercer avec leurs anciens ennemis dont « l’ère de l’auto-pillage avait vidé les mines » et de leur fournir leurs seules richesses – mercure, cuivre, uranium, fer, or et aluminium -, « le monde libre d’Anarres était devenu une colonie minière d’Urras ».

Si Ursula le Guin a elle-même qualifié Les Dépossédés d’« utopie ambiguë », l’ambiguïté ne réside pas, de toute évidence, dans ses inclinations politiques. Elle résulterait plutôt de l’exigence qu’elle met à explorer celles-ci méthodiquement et à les pousser dans leurs retranchements sans céder à la facilité de la propagande. Les dépossédés est sans ambiguïté un grand roman politique, qui traite du défi immémorial de l’équilibre subtil entre liberté et responsabilité, et témoigne chez son autrice d’une pensée complexe – la vraie, celle qui émane d’un esprit non dogmatique et sait combiner harmonieusement aménité et radicalité.

Empreint d’une grande humanité, Les dépossédés est aussi l’histoire d’un exilé permanent, « nuchnib » (l’équivalent du maverick sur Anarres) solitaire dans un monde collectiviste et « mendiant » chez les possédants, comme Shevek se qualifie lui-même ironiquement. On y retrouve la malice du texte « La vieille dame et l’espace », paru en 19765, la simplicité intelligente d’Ursula le Guin et l’acuité, plus que jamais, de tous ses sujets de prédilection : l’émancipation des femmes, la musique et la nature du temps, l’allocation des ressources, la valeur d’usage et la notion de subsistance.

Sans sous-estimer le biais qui veut qu’on ne trouve dans un texte que les références qu’on possède déjà – et qu’on souhaite y trouver -, il y a dans Les dépossédés des accents proudhoniens (« pour faire un voleur, faites un propriétaire ») et des échos évidents à la dictature parfaite d’Aldous Huxley qui décrivait « une prison sans murs (…) où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude », là où Shevek déclare, à propos d’Urras : « ils pensent que si les gens possèdent assez de choses ils sont contents de vivre en prison ». Mais il y a surtout une vision et un décryptage du futur qui s’avère, un demi-siècle plus tard, limpide et brillant. A dire vrai, la pensée d’Ursula le Guin est si contemporaine qu’on s’étonne à peine que le roman débute avec un mur, l’injection d’un vaccin et des espaces de quarantaine.

Avec les défis vertigineux posés aujourd’hui par le dérèglement climatique, les programmes d’exploration spatiale vers Vénus connaissent un regain d’intérêt. On veut désormais savoir comment Vénus est devenue aussi inhospitalière, quels sont les processus d’emballement qui ont pu générer de si hautes températures, si elle a connu la présence d’eau et de vie, et si oui, comment tout ceci a disparu. Bill Nelson, ancien astronaute et administrateur de la NASA, annonçait ainsi en juin 2021 deux nouvelles missions d’exploration vers Vénus6. Il reste à espérer que ce ne soit pas pour en faire une colonie minière ou y exiler les militants les plus déterminés – car s’il s’agit de savoir comment nous sommes en train de détruire notre planète, point n’est besoin d’aller si loin. Il suffit de lire Ursula le Guin, qui écrivait déjà il y a quarante ans : « L’avenir est devenu inhabitable »7.

1 Murray Bookchin, From Urbanization to Cities, Cassell (1995)
2 « Les horizons perdus », film de Frank Capra (1937)
3 Formule empruntée à l’économiste grec Yannis Eustathopoulos
4 Dans l’édition française de 1975, traduction de Henry-Luc Planchat, collection « Ailleurs et demain » dirigée par Gérard Klein chez Robert Laffont
5 Ursula K Le Guin, Danser au bord du Monde (mots, femmes, territoires), traduit par Hélène Collon, éditions de l’Éclat (2020)
6 Les faits et citations concernant Vénus sont tirées de l’émission « Le temps d’un bivouac » du 16 juillet 2021 sur France Inter
7 « Faire Face » (1982), publié dans Danser au bord du Monde, ibid.