Chronique publiée sur Reporterre le 21 janvier 2017
J’évoquais, dans ma chronique de septembre dernier, la mésange de Sylvain Tesson : « Cette mésange, mon Dieu, comme celle de cette fenêtre de cabane ouverte sur les forêts de Sibérie. Le cœur gonflé de gratitude. » C’était une tentative de mise en mots de ces « merveilleux insignifiants » qui m’avaient accompagnée tout l’été. Depuis, l’automne puis l’hiver se sont succédé. J’ai traversé des moments où dénicher ces petites parcelles de beauté s’est révélé plus ardu, comme cela arrive à chacun quand la vie se fait tourmentée, hachée, imprévue.
Et puis, l’émerveillement a repris le dessus. Parce que les premiers flocons de neige sont toujours aussi enchantés, parce que la montagne est enivrante de beauté, parce que, quand « le vent se lève, il faut tenter de vivre » (Paul Valéry)… Et surtout, parce que la mésange reparait. Deux fois en cinq jours, inespérée. La première nichait dans un des deux cèdres centenaires qui entourent la gare de Die. Le regard attiré par le bruit, j’y ai découvert en haut des branches un nid de mésanges charbonnières. C’était le 11 janvier, elle m’a obligée à lever la tête et m’a offert mon premier vrai sourire sincère de l’année.
La deuxième a provoqué une véritable exultation. Imaginez, une mésange huppée ! Je ne savais même pas que ça existait. Je l’ai d’ailleurs malencontreusement traitée de « moineau punk », avec ses soulignés de noir et sa crête dressée. À ma décharge, l’apparition a été fugace, et je n’ai pas eu le temps de noter davantage de traits. Mais, une fois rentrée, après avoir constaté que le troglodyte mignon — qui aurait pu y ressembler — ne possédait pas de crête, puis que la mésange unicolore — qui, elle, a bien un plumet sur le haut de la tête — ne résidait qu’en Amérique du Nord, j’ai dû réorienter mes recherches.
Éprouver du bonheur, de la gratitude, le cœur gonflé et l’âme rincée
Et là, ô joie de la technologie, qui a quand même parfois du bon, on m’a très justement fait remarquer, comme je consultais les bases de données du net, un brin fébrile et passionnée, qu’un enregistrement vidéo avait été fait. Exactement au moment de cette rencontre. Au coin du feu, nous avons comparé le cri officiellement recensé de la mésange huppée effarouchée et la bande-son de l’enregistrement réalisé l’après-midi même. Et j’ai bien cru que j’allais écrire à la terre entière, tant j’étais heureuse, comme une gamine, de ma petite trouvaille. Émerveillée.
> Le cri enregistré par Patrik Åberg en Suède, sous licence Creative Commons (CC BY-NC-SA 3.0)
> LLe son enregistré au col de Villard, Vercors, le 15 janvier 2017
Cette capacité d’émerveillement, cette discipline du détail, du temps offert à la contemplation, au plaisir que l’on se doit, est essentielle. Je crois qu’elle va le devenir de plus en plus, dans ces temps politiques troublés. Je ne suis pas sûre, et de moins en moins hélas, que les nuages sombres disparaissent de si tôt. Alors, je me raccroche de toutes mes forces, pour combattre le pessimisme et les envies de fuite, à cette phrase de Sénèque, qui nous enjoint à vivre, ici et maintenant, car « la vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie ».
Comme l’expliquait Belinda Cannone dans les tout derniers jours de l’année sur France Culture, à propos de son nouvel essai S’émerveiller, il n’y a pas de recette toute faite. Pas de gourou ni de livre à succès sur les dix « trucs » pour se réjouir d’apercevoir une mésange huppée. De s’allonger après la douche près du feu pour vous sécher les cheveux. Ou de s’offrir deux délicieux œufs à la coque un premier janvier. Charge à chacun-e de débusquer ses « merveilleux insignifiants », de mobiliser vue, ouïe, odorat, goût, toucher… Et surtout de savoir les capter, et s’obliger à s’y attarder. Même si vous êtes pressé. Ces quelques minutes que vous passerez à éprouver du bonheur, de la gratitude, le cœur gonflé et l’âme rincée, vous n’aurez pas à les regretter.
Me mettre à genoux devant la beauté du Vercors pour mieux me relever et retrouver la verticalité
Ce sont ces minutes d’éternité qui permettent de constituer les bataillons de lucioles de demain. Car si, parfois, ce sont les lucioles disparues des Écrits corsaires d’un Pier Paolo Pasolini sombre et désabusé qui semblent guider nos vies — « Je tiens simplement à ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la tragédie. Et quelle est-elle, la tragédie ? La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains ; on ne voit plus que des singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres » [1] —, elles ne doivent pas nous faire oublier celles de Georges Didi-Hubermann : « Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles. » [2]
Un des meilleurs moyens que j’ai trouvés, personnellement, pour reconstituer ma propre escouade de lucioles intérieures, a été de monter au col de Villard le week-end dernier. Trouver les arbres où poussent les boules de neige, comme une floraison d’hiver par accumulation de cristaux. Les goûter comme un fruit qu’on cueille, éprouver comme la neige fond en bouche. L’entendre crisser sous ses pas. S’arrêter le temps d’un concert de vent dans les rares feuilles pétrifiées. Emprunter des chemins vierges, qu’aucun randonneur n’a encore marqué depuis la dernière neige. Se sentir bêtement fière. Se dire que la neige en montagne agit comme le champagne : l’air heureux, béat, les pieds mal assurés. Suivre les traces des animaux de la forêt en inventant des bêtises de contes de fées, de biches et de sangliers. Me mettre à genoux devant la beauté du Vercors pour mieux me relever et retrouver la verticalité. Celle de l’élégance, et de la dignité.
Comme le dit merveilleusement Fredi Meignan, gardien de refuge de haute montagne et président de Mountain Wilderness, on ne défend bien que ce qu’on a appris à connaître et à aimer.
Manifester son bonheur est un devoir,
être ouvertement heureux donne aux autres la preuve que le bonheur est possible. »
Albert Jacquard