Le grand embouteillage, Paris-Bangkok, Ivan Illich, l’A45,
Laurent Wauquiez, Tac-o-Tac, la forêt de Khimki,
Notre Dame des Landes, les cadeaux de l’Union européenne,
8 Smics par jour et Vinci. Sauf si.
Corinne MOREL DARLEUX
Texte en pdf à télécharger en cliquant ici : A45 Vinci CorinneMD.pdf
Le grand embouteillage
Chic ! C’est l’été.
Et avec l’été bientôt les vacances et le retour de Bison Futé.
Le grand embouteillage…1. Ça donne envie, non ? Alors certains ont eu une grande idée : nous permettre d’aller plus vite d’un bouchon à un autre. C’est l’A45, qui est en projet entre Lyon et Saint Étienne, ou plus précisément : de La Fouillouse à Brignais. Du coup, sur les 35 minutes de trajet annoncé sur le tronçon en lui-même, en fait vous pouvez ajouter 40 minutes pour les bouchons à l’entrée et à la sortie, sur Lyon et Saint Étienne.
Donc ce n’est pas pour gagner du temps. Et ce n’est vraisemblablement pas non plus pour faire des économies d’énergie, d’argent, ni gagner en bien-être.
D’abord, il va y avoir de moins en moins de pétrole et le prix de l’essence a toutes les chances d’augmenter. Et puis la voiture, comme tout le monde le sait ça pollue.
Pas que je pointe du doigt les gens qui prennent leur voiture pour voyager – vu le prix du train, ou pour aller bosser, dans des coins où il n’y a rien, ni train, ni car, et où le vélo n’est pas une option : je vous assure que vu du Vercors, je ne leur jette pas la pierre. Mais oui, la pollution nous coûte cher : plus de 100 milliards d’euros par an selon le Sénat2. Et surtout elle nous rend malades : les estimations font état de 42 à 48.000 décès prématurés par an, et de 650.000 journées d’arrêt de travail. Sans parler du climat : les transports représentent le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre en France avec plus d’un quart des émissions.
Paris-Bangkok
Alors sans faire disparaître d’un coup de baguette magique toutes les voitures, peut être qu’on pourrait déjà éviter d’aggraver notre cas.
Des autoroutes en France, il y en a déjà 11.800 km, dont 9.000 payantes, soit l’équivalent de la distance de Paris à Bangkok. Mais on va en rajouter. En septembre 2016, le ministre des transports Alain Vidalies a annoncé un nouveau plan autoroutier. Comme, donc, cette fameuse A45.
Mais une autoroute il y en a déjà une en fait à cet endroit là : l’A47, qui passe à quelques mètres parfois du nouveau tracé.
C’est vrai qu’entre ces deux villes on n’arrête pas de ralentir, par moments c’est plus étroit. Mais la nouvelle autoroute ira juste d’un embouteillage à un autre en réalité, sur 48 km.
Ivan Illich
Et puis le temps c’est relatif… Au début des années 70, Ivan Illich a calculé qu’à l’époque un Américain consacrait en moyenne 1.600 heures par an pour sa voiture : si on prend le temps passé à travailler pour gagner de quoi payer la voiture, l’essence, les réparations, le parcmètre, le temps de se garer, et celui passé à l’arrêt dans les bouchons, au final un automobiliste ne va en moyenne qu’à 8 km/h dans son bolide. Soit à peu près autant qu’à pied…3
L’A45
Mais revenons à l’A45 : un projet à 845 millions d’euros d’argent public (sur 1,2 milliard d’euros de coût total, sans compter les raccordements). Ça fait tout de même 17 millions du km.
C’est également le risque pour Saint Étienne de devenir une nouvelle ville dortoir de la métropole de Lyon, augmentant encore plus les aller-retour entre les deux villes : c’est ce qu’on appelle l’effet rebond.
C’est enfin 500 hectares de terres agricoles et naturelles détruits par le nouveau tracé, des zones de captage d’eau potable qui garantissent la distribution à près de 100.000 habitants.
Tout ça est assez incompréhensible en fait, quand on sait que l’autoroute actuelle pourrait être réaménagée pour beaucoup moins cher, comme ça a été fait sur l’A7 entre Givors et Lyon. Les études existent depuis 10 ans et estiment le coût à moins de 300 millions d’euros.
Laurent Wauquiez
Incompréhensible toujours, le fait que la seule étude rendue publique pour débloquer les 132 millions gracieusement alloués par la Région Auvergne Rhône Alpes au projet est une nouvelle étude, demandée en urgence celle-ci par Laurent Wauquiez, et confiée à Artelia, un bureau d’étude qui travaille régulièrement avec Vinci.
Ah oui, parce que j’ai oublié de vous dire : cette nouvelle autoroute a d’ores et déjà été promise à Vinci, et bien sur elle serait payante. Alors que l’actuelle ne l’est pas.
Eh oui, des péages là où il n’y en avait pas !
C’est le cas depuis la grande opération de bradage au privé, achevée par M de Villepin qui a conclu la vente des autoroutes nationales en 2006, avec une sous-évaluation de 10 milliards selon la Cour des comptes4. Le résultat on le donnait : alors que les investissements de départ ont été pris en charge par les contribuables – nous, aujourd’hui ce sont les multinationales qui ramassent la mise. Et ce n’est pas rien : 6 milliards de bénéfice par an tout de même5. Fatalement : en 10 ans, les tarifs des péages ont augmenté de 20%, soit plus que l’inflation.
Tac-o-Tac
Donc si on résume : on paye pour utiliser des autoroutes qu’on a déjà payées par nos impôts et dont les recettes alimentent les profits de Vinci. Doublement d’ailleurs, parce que les travaux nécessaires sur les autoroutes Vinci sont aussi confiées par Vinci à des filiales de… Vinci.
Mais ce n’est pas tout, il y a une cerise sur le gâteau : la clause de déchéance.
La clause de déchéance, ça veut dire que si il y a moins de monde que prévu à prendre l’A45, et donc à payer les péages, bref si Vinci n’y trouve pas son compte, le groupe peut se retirer du jeu et ce sont l’État et les collectivités territoriales qui devront lui rembourser le manque à gagner. Et en fait la probabilité est loin d’être nulle, vu que l’engagement est basé sur une prévision de trafic importante, de 35 000 véhicules par jour. Ce qui semble irréaliste au vu du trafic actuel et du fait que les gens pourront toujours continuer à prendre l’autoroute gratuite, devenue voie expresse. On a déjà eu un cas similaire en Espagne avec l’AP41 où le trafic est 30 fois inférieur à celui qui était espéré.
En fait avec cette clause, l’A45 c’est le Tac-o-Tac pour Vinci qui gagne au tirage et au grattage.
Nous par contre on perd sur tous les tableaux. Et les travailleurs aussi.
Ils étaient 20.000 avant la privatisation, ils ne sont plus que 14.000, et les conditions de travail se sont dégradées. Il y a eu des mouvements sociaux qui n’ont pas débouché, comme chez ASF et Cofiroute en décembre 2009, contre la baisse des effectifs et de la sécurité, la détérioration du service aux usagers, et l’absence d’augmentations de salaire malgré les bénéfices engrangés.
La forêt de Khimki
Voilà. Et puis Vinci c’est aussi le ravage de la forêt de Khimki en Russie : 140 hectares de forêt destinés au béton pour une déviation Moscou – Saint Pétersbourg permettant de desservir l’aéroport Sheremetyevo. Un joli projet de partenariat public-privé, le premier d’une telle ampleur en Russie, avec des gens très sérieux comme la BERD (banque européenne pour la reconstruction et de le développement) ou la BEI (banque européenne d’investissement).
En deux ans de lutte pour la défense de la forêt de Khimki, les habitants n’ont jamais été consultés. Deux porte-parole du mouvement antifasciste et anarchiste, Alexey Gaskarov et Maxim Solopov, ont été arrêtés et retenus en préventive pendant plus de deux mois, risquant sept ans de prison. Mais de tout ceci, Vinci s’est lavé les mains, expliquant à l’AFP que « le tracé a été décidé et reste du ressort des autorités russes ». Et en effet : Vladimir Poutine a lui même signé le reclassement de la forêt de Khimki en terrain constructible. A la clé pour le groupe : 1,8 milliard d’euros, et une manne de près de 700 millions d’euros de péage par an.
Notre Dame des Landes
Et comme si cela ne suffisait pas, Réseaux Ferrés de France a également offert à Vinci la concession exclusive de la nouvelle ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux qui va être ouverte le 2 juillet. C’est la première ligne ferroviaire confiée à un groupe privé en France. Là aussi, des péages exorbitants, 50 % plus chers au kilomètre que sur la LGV Paris-Lyon, qui seront payés à Vinci par la SNCF et répercutés sur le prix de nos billets6.
Enfin, Vinci c’est aussi l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (NDDL), le grand contournement autoroutier de Strasbourg, l’extravagante route du littoral à La Réunion, des parkings privés, des tunnels…
En fait Vinci est partout.
Les cadeaux de l’Union européenne
Et curieusement, pour une fois ce quasi-monopole n’a pas l’air d’embêter la Commission européenne : en novembre 2013, elle a autorisé l’État français à lui octroyer 150 millions d’euros en guise de coup de main pour l’aéroport de NDDL7 ! Sans vergogne, elle a affirmé que ce cadeau à Vinci était « compatible avec les règles européennes relatives aux aides de l’État » ! En pleine cure d’austérité, et pendant que Florange n’en finissait plus de fermer, au nom de la sacro-sainte concurrence libre et non faussée des mêmes articles 107 et 108 du TFUE (Traité de fonctionnement de l’Union Européenne) relatifs aux aides d’État.
- Article 107 : « sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. »
- Article 108 : « Si, après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs observations, la Commission constate qu’une aide accordée par un État ou au moyen de ressources d’État n’est pas compatible avec le marché intérieur aux termes de l’article 107, ou que cette aide est appliquée de façon abusive, elle décide que l’État intéressé doit la supprimer ou la modifier dans le délai qu’elle détermine. »
Huit smics par jour
Du coup, à force, bientôt, que vous preniez le train, la voiture ou l’avion, vous contribuerez deux fois : par les impôts, et par le péage ou le parking, aux 4,3 millions d’euros de revenus annuels de Xavier Huillard, le PDG de Vinci.
Ce qui nous fait la bagatelle de 11.780 euros par jour. Plus de huit smics mensuels par jour.
Chaque jour.
Xavier Huillard qui vient en prime de revendre pour 2 millions supplémentaires de « stocks options », des actions Vinci qu’il a reçues gratuitement et qu’il peut vendre à sa guise8.
Alors M Huillard peut bien nous expliquer que « l’argent seul ne fait pas le bonheur du patron »9, que ça ne suffit pas à faire face à la pression, aux injonctions contradictoires des actionnaires, des banques, des salariés ou encore de l’opinion publique. On va tout de même avoir du mal à compatir.
D’autant que pendant ce temps, la part du fret ferroviaire et fluvial a dégringolé de 22 % en 1990 à seulement 12 % en 2012. Mais le climat attendra, les automobilistes continueront de payer pour se déplacer, et les malades de tousser.
Sauf si
Sauf si on se mobilise, comme le font les opposants à l’A45 à St-Maurice-sur-Dargoire les 1er et 2 juillet10. Mauvaise nouvelle pour M Huillard : il n’a pas fini. Déjà, les zadistes de NDDL c’était beaucoup de pression, voilà que les opposants à l’A45 s’y mettent aussi. Et ils sont nombreux : là-dedans on trouve à la fois des paysans, des naturalistes, les 34 associations de la Sauvegarde des Coteaux du Lyonnais, des propriétaires expropriés, des communes et des élus, et même des élus de droite. Mais où va-t-on.
Sauf si on fait un pas de côté et qu’on se dit qu’au lieu de gagner quelques secondes avec le “péage sans arrêt”, qui sert surtout à faire passer plus de voitures aux péages, on interdisait plutôt aux fabricants de faire des voitures pouvant rouler à 200 km/h ? Et si on réduisait plutôt la vitesse de 10 km/h, pour à la fois économiser du carburant et réduire les émissions, comme on le fait pendant les pics de pollution ? D’autant que ça ne ralentirait pas forcément le trafic11.
On pourrait aussi réfléchir à réduire l’étalement urbain, encadrer les loyers et donc diminuer le rejet des travailleurs en lointaine banlieue, et ainsi abaisser les temps de trajets domicile-travail. Idem avec la loi Sarkozy dite de modernisation financière qui a assoupli les règles d’installation des grandes surfaces en périphérie des villes.
Et tiens, pendant qu’on y est : si on relocalisait la production en taxant les marchandises selon des critères sociaux et environnementaux ?
Les solutions existent (pour peu bien sûr qu’on assume de désobéir à l’Union européenne et à la Commission, pour qui le protectionnisme est un gros mot, mais pas les cadeaux à Vinci).
Et cette grande brute d’Apollinaire
Bref, cette autoroute, vous l’avez compris, ce n’est pas à nous qu’elle va profiter.
Nous ce qu’on voudrait c’est passer moins de temps en voiture, avoir un boulot plus près, du temps et de l’argent pour faire les courses au marché plutot qu’en grande surface. Et puis ne pas suffoquer à chaque nouveau pic de pollution. Garder nos hopitaux, nos postes et nos écoles rurales pour ne pas avoir à multiplier les kilomètres pour déposer les gamins, se faire opérer ou retirer un colis.
La vie douce, simplement.
Marcher, rire, profiter de la vie.
… Comme ces piétons sur une autoroute Vinci, à l’occasion de son inauguration : « Pour une fois qu’elle est gratuite, on en profite » 12.
Allez, bel été. Prenez soin de vos poumons. Évitez les bouchons.
Et pour finir sur une touche de poésie, quelques vers tendres de cette grande brute d’Apollinaire :
Ô mon amie hâte toi. Crains qu’un jour un train ne t’émeuve plus !
Regarde le plus vite pour toi
Ces chemins de fer qui circulent
Sortiront bientôt de la vie
Ils seront beaux et ridicules