Chronique publiée sur Reporterre le 25 avril 2019

Le livre est un refuge, un puits intarissable de lignes de fuite et d’imaginaires. Quand le monde devient trop dur, ouvrir un roman c’est échapper au temps, au lieu, aux petits tracas et grands malheurs du présent. C’est l’arme ultime contre la solitude, quelques grammes de papier qui font de l’isolement un bienfait. Au fil des pages, il y a toujours un personnage pour vous accompagner, vous faire vibrer, distraire vos pensées. Avec un livre vous n’êtes jamais seul. Apprendre le pouvoir des mots et le plaisir de la lecture est le plus beau cadeau qu’on puisse faire à un enfant.

Gamine, j’ai grandi entre des rangées de livres. Des couvertures de science-fiction argentées et dorées qui me fascinaient, des recueils venus de l’étranger, et entre deux numéros de la Gueule Ouverte et d’Hara-Kiri, une vaste collection de « Fiction » qu’on allait chiner aux Puces ou sur les quais. Je me suis imprégnée des tranches jusqu’à connaître par cœur titres et auteurs. Mais enfant, je n’y ai jamais touché. J’avais mes propres étagères, remplis de bibliothèque rose, puis verte, de Lagarde et Michard et de littérature contemporaine.

Il y a quelques années, j’ai récupéré la bibliothèque paternelle ((Alain Bosser, auteur du très beau « Un monde tout à elles » chez Edilivre)) et l’ai installée dans mon salon. Des mètres linéaires comme une promesse, recelant entre leurs pages des centaines d’histoires, des foules de héros avec leurs peines et leurs projets, des milliards de rebonds et d’horizons. De quoi occuper des vies entières. Parfois, gavée d’actualités de résistance réprimées, quand le monde semble à feu et à sang, je pioche au hasard. Je tombe sur « Tous à Zanzibar » de John Brunner, sur lequel je peine depuis des semaines. Une autre fois, c’est le cycle « Fondation » d’Isaac Asimov, qui alimente mes réflexions sur la chute d’un Empire et me nourrit de « catastrophisme éclairé » ((https://reporterre.net/Face-a-l-effondrement-fondons-des-alliances-terrestres)). Ou encore « Les prairies bleues » d’Arthur C Clarke, une perle d’humanité que je dévore comme on regarde un film de Capra, pour se rincer l’âme de joie. Alors que des journalistes se font enfermer, des manifestants mutiler, que la planète se réchauffe, que le monde autour de nous devient silencieux, qu’il n’y aura bientôt plus de cigognes blanches pour nous raconter leurs migrations, ces histoires d’encre et de papier prennent l’allure d’un refuge, un remède intérieur à l’extinction. Une inspiration pour mieux repartir au front.

A l’aube d’un déménagement, il s’avère que l’essentiel de mes possessions matérielles s’empile facilement, quoique pesamment, dans de nombreux cartons. Low-tech, un livre ne requiert pas d’énergie à la consommation, ne souffre pas de la chaleur, se transporte sans précaution et sèche facilement en cas d’inondation. Le livre est un outil résistant. On pourrait même dire résilient. Dans le roman d’anticipation de Jean Hegland « Dans la forêt » (( En lire la recension sur la Revue Terrestres : https://www.terrestres.org/2018/10/11/leffondrement-comme-metamorphose/)), une des deux sœurs, danseuse, souffre de l’absence de musique. L’autre peut, avide de mots, s’attaquer méthodiquement à chaque entrée de l’encyclopédie trouvée dans la maison. A l’inverse des supports numériques sur lesquels nous fondons aujourd’hui toutes nos ressources et une grande part de notre imagination, les livres resteront en cas de rupture de serveurs, de pénurie d’énergie fossile ou de panne d’électricité – moins en cas d’incendie, je l’admets. Les ouvrages imprimés pourront dans ce cas servir de mémoire et de transmission impérissables, toujours à portée de main, réutilisables à l’infini. Dans la nouvelle de Jack London « La Peste Écarlate » (1912), un ancien conserve ainsi précieusement des piles de livres en espérant qu’un jour les survivants se remettent à lire ((https://revoirleslucioles.org/anticipations-5-232-8-degres-celsius/)). Dans « Imaginer la pluie » de Santiago Pajares, une mère tente d’expliquer à son fils, en plein désert, les mots d’avant l’effondrement ((https://revoirleslucioles.org/anticipations-1-imaginer-la-pluie/)). Mais sans récit pour l’incarner, comment rendre le son d’un piano, le murmure de la pluie ou le bruit d’un avion…

L’avion, a contrario du livre, est l’essence même de ce qui est amené à disparaître, un symbole des temps modernes. On le retrouve logiquement, iconique, dans de nombreux romans d’anticipation contemporains. Dans « La constellation du chien » de Peter Heller, un vieux stock de kérosène permet au personnage principal de survoler des régions désertées et de repérer les points de ravitaillement abandonnés, mais aussi de trouver une ferme encore habitée. Dans « Trois fois la fin du monde » de Sophie Divry ((https://revoirleslucioles.org/trois-fois-la-fin-du-monde-cartouche-pour-ballast/)), un avion orne la couverture, que l’on retrouvera à la fin du roman en guise d’annonce d’une fin du monde erronée. Dans « Station Eleven » d’Emily St. John Mandel, il sert de décor de quarantaine, une communauté s’invente un nouveau monde dans un aérogare abandonné, organise des barbecues de chevreuils sur le tarmac et, sous l’aile d’un Boeing 737, dépèce lièvres et sangliers.

Il ne faut pas balayer les livres trop rapidement, ni mésestimer la science-fiction. L’anticipation peut revêtir de multiples fonctions. Elle peut être simple divertissement, et Diable on en a besoin. Elle peut aussi être politique, intensément. Faire office de catharsis, de désenchantement, d’alerte ou encore d’émancipation et d’empuissancement ((Voir « Hors des décombres, typologie des lignes de fuite » sur l’ouvrage de Yannick Rumpala : https://www.terrestres.org/?p=3035)). La littérature peut agir comme un soft power et participer de la bataille culturelle ((Mon livre « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » sortira le 6 juin chez Libertalia : http://editionslibertalia.com/catalogue/poche/corinne-morel-darleux-plutot-couler-en-beaute)). Bien maniée, elle peut influer sur le cours des choses. Pas à la manière d’une baguette magique, certes, mais en ouvrant des brèches vers d’autres futurs ((http://www.zanzibar.zone/)), en plaçant une loupe sur les signaux faibles qui agitent la société, en agissant comme le casse-cadenas de la pensée étriquée, coincée dans le carcan du présent. L’anticipation n’est pas divinatoire, elle ne prévoit ni ne prescrit : elle décadre. Et dans ces écarts avec la réalité que permet la fiction, elle ouvre l’imaginaire à d’autres constructions. Or on a un besoin fou aujourd’hui de ces trajectoires imaginées, de tous les pas-de-côté qu’on pourra trouver.

Le goût de la lecture, des mots et des idées est la plus belle arme qui sera jamais. Et quand il n’y aura plus ni algorithmes ni ordinateurs, on pourra toujours se consoler en relisant les cauchemars de surveillance généralisée d’Alain Damasio ((Voir par exemple cet entretien sur Mediapart : https://www.youtube.com/watch?v=addb60vjqx4)), « La Horde du Contrevent » pour s’ouvrir à d’autres explorations de l’espace et d’autres manières de concevoir la notion de quête, de loyauté et de collectif, ou « La Zone du dehors » pour inventer de nouvelles formes de résistance et nourrir nos débats sur le recours à la violence et l’auto-défense. Et quand il fera vraiment trop chaud, on pourra encore se replonger dans l’ère glaciaire que nous offre Jenni Fagan dans « Les Buveurs de Lumière ». Et s’imaginer rayonner comme des putains d’anges ((https://www.terrestres.org/2019/01/16/rayonnons-comme-des-putains-danges/)).