Il faut parler de la vieillesse, même si ça dérange

Chronique publiée sur Reporterre le 21 mars 2015

« Je refuse de confondre l’affaiblissement du corps et celui de l’esprit. Je veux que tous aient le droit de garder cette part de dignité qui est la leur jusqu’à leur dernier souffle. Qu’on n’oublie pas qu’eux aussi ont vécu leurs quatre-temps et ont été enfants, jeunes gens et adultes avant de devenir des personnes âgées. Et qu’ils ont le droit d’être des vieux fiers et heureux. »

Le long de la route dans la vallée de la Drôme, en ce moment, deux types de cotonneux filent aux arbres. Les premières fleurs, qui me font penser immanquablement à mon retour du Japon il y a un an, et une espèce nettement moins délicate, qui prolifère sous formes de cocons blancs, tels des boules de Noël tardives : les chenilles.

Celles-ci sont dites processionnaires, elle s’installent sur les pins qu’elles colonisent et grignotent petit à petit, avant de s’en aller recommencer plus loin. Il y en a tant et tant dans les arbres qu’on croirait par endroits qu’il a neigé. Et je ne conseille à personne d’aller les déloger pour éclaircir les branches, ces chenilles sont terriblement urticantes. Un chien du Chapias y a déjà laissé sa langue. Seules de fortes gelées peuvent les tuer. Et l’Hiver est resté désespérément doux dans la vallée.

Les quatre-temps et la place du village

C’est le printemps. Dans le Diois, la semaine des quatre-temps est passée et chacun se remet doucement à son potager. Les quatre-temps, ce sont quatre groupes de trois jours (mercredi, vendredi et samedi) fixés au début de chaque saison, qui déterminent parait-il le temps qu’il fera. Cette fois-ci il a fait beau le mercredi, moyen le vendredi, et il a plu le samedi. Comme ça on est bien avancés. Mais enfin c’est passé, chacun commence à préparer la terre normalement bien senise à cette saison, les mottes du labour d’avant l’hiver s’étant brisées sous le gel, avant d’y enfouir les premières graines.

La terre senise : quand les mottes du labour d’avant l’hiver ont gelé et dégelé, se sont brisées et sont prêtes à être travaillées.

C’est le maire de notre quartier qui nous a expliqué les quatre-temps. Il n’est pas vraiment maire bien sûr, mais comment dire… c’est lui, notre ancien qui sait. La taille des rosiers, la couleur des saisons, le moment où il faut planter ou encore les derniers arrivés dans le quartier. Il faut voir son air joyeusement fier quand il vient nous expliquer la taille dans son accent diablement prononcé.

C’est autour de lui que chaque été se réunissent les voisins pour un concours de boules carrées. La seule fois où j’y suis allée on a fini en entonnant l’Internationale après le diner. Certains se sont enhardis, après un sourire timide, et s’y sont mis à gorge déployée. L’air de ne pas s’être sentis aussi vivants et de ne pas s’être autant amusés depuis des années. D’autres ne m’ont plus jamais saluée…

Dans le quartier il y a aussi le voisin surprenant. Lui, c’est un ancien gendarme à la retraite, grand lecteur du Monde diplo, de Fakir et de rezo.net. Un comme on voudrait les démultiplier.

Et puis, un peu plus loin, il y a le salon de coiffure. La dernière fois je me suis retrouvée au milieu de trois mamies la tête enserrée de mise en plis. Elles n’ont pas arrêté de rire, de plaisanter, de se taquiner sur leurs amours et de se remémorer les anciens temps. Le sourire aux lèvres à évoquer le dancing de Die, le terrain de boules, tous sur la même place, le lieu où on se retrouvait pour discuter, rire et flirter. Aujourd’hui à la place se tient un supermarché…

Encore un peu plus loin, habite un autre retraité, ancien directeur d’une très grande entreprise à Paris. Il est venu s’installer ici, s’est occupé de sa femme mourante avec un dévouement à se noyer les yeux. Et puis après son décès il a beaucoup milité, s’est jeté à corps perdu dans la politique, et est retombé amoureux. Avec toujours d’incroyables étincelles dans les yeux.

Le droit d’être des vieux fiers et heureux

Et puis il y a le grand-père d’un ami, qui est resté dix heures à se trainer chez lui après être tombé et n’a pas utilisé son signal d’alarme, de peur de déranger… Et cette femme âgée, dans une de nos assemblées citoyennes pour les départementales, qui expliquait que le moment le plus dur était le soir, avant le diner, quand la nuit commence à tomber. Ce moment où la solitude est à hurler, et où elle aimerait tellement avoir quelqu’un avec qui cuisiner.

Je ne veux imaginer aucun d’entre eux en train de végéter dans une maison de retraite en sous-effectifs. Je n’en veux aucun prisonnier d’un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) qu’ils ne pourraient plus quitter. Je refuse de confondre l’affaiblissement du corps et celui de l’esprit. Je veux que tous aient le droit de garder cette part de dignité qui est la leur jusqu’à leur dernier souffle.

Qu’on n’oublie pas qu’eux aussi ont vécu leurs quatre temps et ont été enfants, jeunes gens et adultes avant de devenir des personnes âgées. Et qu’ils ont le droit d’être des vieux fiers et heureux.

Quand on parle de vieillesse, de dépendance, de santé, on touche du doigt à quel point tous les combats sont liés, dès lors qu’on vise à remettre l’humain en priorité. Il faut en parler. Même si ça dérange, même si ce n’est pas aisé, même si c’est inconfortable tant c’est un sujet qui renvoie chacun à son propre vieillissement, à sa propre culpabilité envers les siens, aussi, souvent.

Personne n’a envie de vieillir. Et pourtant, cela va tous nous arriver. Aujourd’hui, près d’un Français sur cinq a plus de 65 ans. En 2050, un habitant sur trois sera âgé de plus de 60 ans, contre un sur cinq en 2005. L’espérance de vie s’allonge certes, on meurt moins, mais on meurt mal. L’espérance de vie en bonne santé a commencé à diminuer. Et seulement 20 % de ceux qui en auraient besoin ont accès à des soins palliatifs en France.

Tant de combats à mener

Les politiques d’austérité privent la collectivité de ressources indispensables pour prendre en charge décemment ses anciens. Les supermarchés et les banques viennent grignoter ce qu’il reste d’espaces où se retrouver, de lieux de vie communs. Le mobilier urbain ne conçoit plus les bancs publics que de manière à en éloigner les SDF en oubliant qu’on doit encore pouvoir s’y bécoter à tout âge.

Les parlementaires refusent d’autoriser pleinement le droit à mourir dans la dignité avec un cadre législatif adapté. Sous l’influence des lobbies pharmaceutiques, les dépenses de santé curative ne cessent d’exploser, alors que la médecine de prévention et palliative peinent à se développer. Vivre plus longtemps, à tout prix, sans se soucier de la qualité de vie durant ces années gagnées… Où est le progrès ?

Il y a des dépenses à réorienter, des dispositifs d’accompagnement à domicile à trouver, des initiatives à soutenir de co-habitat générationnel comme le fait chez nous avec beaucoup d’intelligence et de respect l’association AIDER.

Et de manière générale, des combats à mener pour créer des emplois qualifiés dans les services à la personne, pour qu’il existe encore des services publics dans les zones reculées : des hôpitaux où se faire soigner, des gares pour que vos petits-enfants puissent venir vous voir, des postes pour envoyer les colis aux amis éloignés. Pour réduire les pesticides, la pollution aux particules fines, les perturbateurs endocriniens qui causent des maladies qu’on pourrait éviter.

Se battre pour que les plus précaires disposent d’une alimentation saine et d’un toit chauffé, que les retraites ne soient pas dépendantes d’un régime complémentaire que la plupart n’ont pas de quoi payer, que les soins de base soient universellement couverts au nom d’une humanité partagée.

Que le droit à le retraite prenne mieux en compte la pénibilité, qu’on conserve le droit de se reposer le dimanche… Bref qu’on ne finisse pas tous déglingués au-delà de la dégénérescence immuable du vieillissement. Inutile d’en rajouter.

Voilà le sens du combat politique, que chacun dispose d’un cadre de vie lui permettant de jouir de jours heureux. Pour que mes voisins du Diois continuent à semer des graines, à partager leurs proverbes, à faire rouler des boules carrées, à aimer et à sourire au ciel. Alors, même avec de la pluie le samedi, il y aura un bout de printemps dans chacun des quatre-temps.

« Qui fait bien son jardin au printemps, le fait pour les Quatre-Temps. »


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Source et photos : Corinne Morel Darleux pour Reporterre

Corinne Morel Darleux est coordinatrice des assises de l’écosocialisme et conseillère régionale Front de gauche Rhône Alpes. Son blog : Les petits pois sont rouges.