Chronique publiée sur Reporterre le 10 avril 2020. Ma contribution pour remercier et rendre hommage à ce qui s’organise dans notre vallée de la Drôme, rappeler l’importance et la fragilité de la question alimentaire, donner envie peut-être à d’autres ailleurs et ancrer la solidarité dans le réel…
La crise sanitaire du Covid-19 rend saillante la fragilité de nos réseaux d’approvisionnement alimentaire. Notre chroniqueuse raconte comment, dans le Diois, un réseau d’entraide a été créé pour que les producteurs locaux poursuivent leur activité.
J’ai écrit ma toute première chronique pour Reporterre le 10 septembre 2014. Elle était intitulée « Il était un maraîchage bio… sauvé par la solidarité ». J’y racontais comment, pour faire face aux difficultés rencontrées par un maraîcher de nos amis, un dispositif d’entraide s’était créé pour venir prêter la main et se relayer au terrain. On avait ainsi vu débarquer un voisin fermier, une médecin, un retraité engagé, une jeune avocate, un loueur de bicyclettes, un groupe de squatteurs, une infirmière, un artisan créateur… Dans les travées, ça discutait politique, kolkhoze et solidarité. On avait fait une belle saison en refaisant le monde. Et puis, le mois suivant, en octobre 2014, ma deuxième chronique dressait le portrait d’une doctoresse et d’un paysan, racontait leur rencontre en fac de médecine et leur complémentarité : à eux deux, ils liaient les deux activités les plus intimement liées aux besoins humains de base, nourrir et soigner. J’écrivais alors : « De tout temps, les deux premiers services écosystémiques ont toujours résidé dans la capacité de la nature, faune et flore, à fournir aux êtres humains de quoi s’alimenter et guérir ses plaies. »
Ces deux premières chroniques, je n’ai pas arrêté d’y repenser ces derniers temps. Parce que la santé est naturellement devenue notre principal sujet d’actualité et que son lien à l’environnement n’en finit plus d’être avéré. Mais également parce que l’alimentation, elle aussi, revient nous préoccuper en ce début de saison confiné.
Et de nouveau, dans le Diois, les mécanismes de solidarité se mettent en marche
La manière dont nos approvisionnements dépendent des flux mondialisés n’a jamais été aussi flagrante. Du Vietnam à la Russie, des pays qui jusqu’ici exportaient du riz ou du blé sont en train de se constituer des stocks. Les conditions dégradées des chauffeurs routiers pourraient les inciter à exercer leur droit de retrait. Pendant que les places financières dévissent, les bourses de produits alimentaires, elles, gagnent jusqu’à 12 % en une semaine. Des agriculteurs se retrouvent démunis face à la défection de main-d’œuvre étrangère en ces temps de fermeture des frontières. Certains marchés de plein air sont interdits, l’incertitude plane sur les ventes de plants… Tout cela risque fort de faire vaciller l’approvisionnement.
Alors, sur le fil dédié à l’autonomie alimentaire de la plateforme Covid-Entraide, défilent des liens de formation accélérée à la permaculture, des débats enflammés sur la technique dite des lasagnes, des pistes de réflexion pour s’approvisionner sans les supermarchés, des considérations politiques et stratégiques sur l’agroécologie. Et de nouveau, dans le Diois, les mécanismes de solidarité se mettent en marche, parce qu’ici on a la chance d’avoir un maillage tissé de longue date, un lien au territoire commun aux acteurs historiques comme aux nouveaux venus, et des producteurs locaux qu’on est bien décidés à garder.
Aux Jardins nourriciers, les sessions de maraîchage coopératif ont dû être suspendues mais les jardiniers, salariés de l’association, continuent à travailler d’arrache-pied pour préparer la saison. À l’épicerie coopérative de La Carline, des mesures sont prises pour la sécurité de tous et les marges ont été abaissées, au terme d’un débat dense, sur les produits locaux ; des achats groupés sont encouragés pour soutenir les fromagers qui ne savent plus quoi faire de leurs chevreaux — rappelant au passage que pour qu’il y ait du fromage, il faut qu’il y ait de la viande, un autre débat… Au sein du groupe Covid-Entraide Diois aussi, on s’échange les infos sur l’ouverture des marchés, on se passe les numéros des maraîchers qui sont prêts à livrer, on s’interroge sur la meilleure manière d’aider.
Nous sommes beaucoup trop vulnérables
Et de fil en fil, un petit groupe se monte, en lien avec les producteurs locaux qui s’organisent déjà collectivement. Tout ne va pas de soi, quand il faut s’organiser dans un contexte d’incertitudes et de difficultés, mais grâce aux liens préexistants et aux bonnes volontés, le travail s’engage. Des coups de fil sont passés, on recense les paysans qu’on connaît, on étudie les plateformes existantes, on écarte un dispositif qui adosse son service à des formations payantes, on choisit un site de commandes en ligne, on débat du périmètre : accepte-t-on les transformateurs ou uniquement les producteurs, certifiés bio ou pas, jusqu’où va le Diois… ? Une équipe se saisit de l’affaire et monte un questionnaire, adressé aux producteurs pour connaître leurs besoins réels et éviter de faire n’importe quoi. Associant les producteurs et leurs clients du marché, des habitants, une pro de l’humanitaire, un graphiste amateur de potager et l’équipe de l’espace social qui assurera le point de livraison des paniers, finalement, un site de présentation des producteurs locaux est créé. Ça ne résout pas tout bien sûr, mais on sait maintenant comment aider et où acheter, avec une activité paysanne valorisée et un collectif de travail autogéré.
Six ans après cette première chronique témoin de solidarité pour Reporterre, on ne peut plus se relayer dans les champs — pour l’instant. En attendant que le bénévolat retrouve son droit de passage et le marché son activité habituelle, en attendant de pouvoir rejoindre les systèmes coopératifs, les coups de main passent par d’autres biais. Mais c’est le même élan, le même attachement à celles et ceux qui avant nous ont forgé ces paysages, à celles et ceux qui souvent galèrent pour nous nourrir en produits de qualité, nous offrent des cosmétiques de roses et de fleurs glanées, les plants pour nos potagers, des farines paysannes et des champignons pas de Paris, des truites arc-en-ciel élevées à l’air du Vercors et des variétés anciennes de tomates, qui nous permettent d’éviter les « drive » des supermarchés.
Et nous permettent d’anticiper… Parce que, pour l’instant, l’eau coule encore du robinet, la lumière sort du plafonnier et on peut encore prendre sa voiture pour aller se ravitailler. Mais déjà, le voile se lève sur l’envers du décor, sur la matérialité de ce monde et sa fragilité, qui nous souffle à l’oreille que nous sommes beaucoup trop vulnérables, beaucoup trop dépendants, que le « zéro artificialisation, cultivons ! » devrait être inscrit au fronton de toutes les maisons et que oui, décidément, se poser la question de nos territoires et de nos subsistances n’est pas une perte de temps.