C’est curieux. D’habitude quand je reviens d’un déplacement à l’international je suis emplie d’images, de parfums, de sonorités. Là rien. comme si j’avais passé ces deux jours en apnée.
Je me suis envolée pour la Turquie lundi, pour assister en tant qu’observatrice au procès de Figen Yuksekdag, co-présidente du HDP, la troisième force politique du pays avec six millions d’électeurs. Détenue en garde à vue depuis son arrestation il y a huit mois, elle risque 83 ans de prison. Voir mon billet précédent.
La mission ne s’est pas déroulée comme prévu. L’accès des délégations internationales a été interdit, pour la première fois en Turquie depuis le début des purges en juillet 2016. Récit.
En me rendant à l’aéroport lundi, je parcours les poèmes de Skerko Bekes et pense à l’oiseau sur le fil qui jamais ne témoignera. Je lis des messages émouvants, je change mon message de répondeur téléphonique et je m’élance…
Le voyage est long, avec un changement à Istanbul, que nous ratons après le retard de notre premier vol et une attente interminable au contrôle des passeports. Il fait une chaleur étouffante, c’est le désordre total, tout le monde attend en vrac, sans distinction des heures de départ.
Après de longues négociations, on pourra prendre un vol quelques heures plus tard. Entre-temps, l’heureuse surprise d’une terrasse dans l’enceinte de l’aéroport où on peut griller une clope entourés de grillages et essayer de choper un peu d’air.
Au bout de seize heures de voyage, arrivée nocturne à Ankara où notre fixeuse me raconte malicieusement que le maire de la capitale est un peu leur « hilarious » Trump à eux. Il passe son temps sur Twitter, installe des statues géantes de robot Tranformers et dénonce le complot des navires étrangers qui en croisant au large des côtes provoque les séismes dans l’est du pays.
Arrivée à l’hotel. Nous sommes lessivés, reste à tirer de l’argent et à se restaurer. Nous découvrons le quartier, lunaire entre le luxe de ces hôtels internationaux avec douche pluie et lit de géant qui me ravissent et m’exaspèrent en même temps, et les salons de coiffure douteux qui l’entourent dans une ruelle parsemée de bars et de clubs défraîchis. On grignote en somnambules un peu de ce yoghurt qui tient à la fois de la mozzarella et du fromage blanc, un piment que j’ai croqué étourdiment m’embrase la gorge, et en se posant on note l’absence d’alcool qu’on regrette amèrement. En s’interrogeant sur l’hypocrisie entre ces terrasses sans alcool éclairées et les lieux obscurs que nous venons de croiser.
Le lendemain mardi 4 juillet, jour J du procès. Nous commençons notre périple en embarquant dans un minibus avec d’autres observateurs internationaux : suisse, allemand, anglais, danoise. Nous roulons sans savoir quelle est notre destination ; au bout d’une vingtaine de minutes nous sommes arrêtés par des policiers. On se gare sur le bord de la route et on rejoint d’autres véhicules stationnés là en vrac.
Il est 11h. Sous un soleil de plomb, les avocats du HDP sont en robe et doivent mourir de chaleur. Nous continuons à pied en longeant d’un côté la route, de l’autre des barbelés, vers la Cour Constitutionnelle, notre première étape. Les avocats sont onze, pour les onze députés du HDP dont l’immunité parlementaire a été levée et qui sont aujourd’hui emprisonnés. Certains juristes sont eux-mêmes élus, c’est le cas de Ayse Acar Basaran, députée de Batman (mon Dieu j’adore ce nom) qui sera une des seules autorisées à passer la barrage policier. En vain : la Cour Constitutionnelle refuse d’entendre les avocats, « trop occupée ».
En les attendant, on discute à l’ombre d’un portrait d’Erdogan avec une étudiante franco-turque, qui est revenue à Istanbul achever ses études de droit pour pouvoir défendre les siens en Turquie. Tous ces gens forcent le respect.
Depuis le coup d’état de juillet 2016 et l’état d’urgence, plus de 40.000 personnes ont été arrêtées et incarcérées, des milliers de fonctionnaires limogés, des media et des ONG fermées. 165 journalistes sont emprisonnés.
Le dernier referendum a ouvert la voie à un régime présidentiel qui donne les pleins pouvoirs à M. Erdogan. Et le pays régresse sur tous les plans. Un droit social vieux de 93 ans, la loi sur le repos hebdomadaire, vient d’être supprimé. L’enseignement de la théorie scientifique de l’évolution a été retiré et le rétablissement de la peine de mort doit être prochainement soumis à referendum. La résolution du conseil de l’Europe demandant la libération des parlementaires et journalistes en détention dans l’attente de leur procès n’a rien fait. Le parlement européen vient de demander l’arrêt des discussions autour du processus d’adhésion.
Mais la Turquie est membre de l’Otan, elle est stratégique pour l’Union européenne depuis l’accord sur les migrants. Et personne au G20 ne semble avoir envie d’en découdre avec M. Erdogan. Alors il ne se passe rien.
Nous repartons à pied vers nos véhicules, sous le regard des policiers lourdement armés. Nous sommes 25, ils sont 47. On a eu tout le temps de les observer en attendant le retour des avocats. Flashball, 9 millimètres, masques à gaz, sur fond de camion anti-émeutes et de canon à eau. Mon esprit divague dans la vapeur. Je rêve d’une douche.
On repart vers le tribunal. Très étonnés qu’on nous laisse passer avec autant de facilité. A peine sortis nos passeports étrangers, nous sommes autorisés à entrer. Portiques de sécurité peu surveillés. Les camarades turcs nous expliquent que les délégations internationales sont une vraie protection pour eux, quand des observateurs internationaux sont présents les autorités turques évitent d’envoyer les lacrymos dans le tribunal.
On se met à penser qu’ils veulent qu’on soit bien traités pour ramener un témoignage de qualité sur l’état de la justice en Turquie. Peut-être ne veulent-ils pas de mauvaise presse. Peut-être. On reste en alerte, vigilants.
Dans la cour intérieure du tribunal, la foule des soutiens à Figen grandit. On discute, on se restaure, on s’étreint et on sourit. On pourrait croire à un pique-nique. Beaucoup de femmes, beaucoup de jeunes. On pourrait être n’importe où dans le monde, en France, tant les gestes et les visages sont familiers.
Il est 13h, le procès doit démarrer à 14h, on a la confirmation que Figen est arrivée. On échange avec Ayse et un autre député du HDP, Sirri Surreyya Onder. Tout en gardant un œil sur les allées et venues des policiers. C’est trop calme.
Un café turc me tapisse le gosier de marc amer. On craint un instant que les choses soient en train de s’accélérer en voyant des policiers monter un cordon et déplacer une table comme pour installer une souricière. Une nasse. Le vent se lève d’un coup. L’ambiance est lunaire. Mais fausse alerte, tout reste calme.
Le temps passe, l’attente soulève des questions. Un émissaire fait le lien entre notre petite foule rassemblée dans la cour et le tribunal. On nous dit que le procès est retardé à cause d’autres audiences. Les délégations internationales sont regroupées avec la représentante de l’ambassade de Suède. L’ambassade de France que nous avons rappelée ce matin nous a dit qu’il y avait trop de procès pour pouvoir être présents à chacun, alors avec les autres pays occidentaux ils se relayent. Tours de corvée.
Une juriste nous explique les chefs d’inculpation portés contre Figen. Son immunité est levée sur 139 dossiers. Il lui est notamment reproché d’avoir dénoncé les exactions sur les populations civiles à Sur et Cizre, et d’avoir appelé à un corridor humanitaire durant le siège de Kobane, une intervention du HDP considérée par le gouvernement turc comme un appel à la révolte.
C’est difficile de commenter ce qu’on vit en permanence, d’être à la fois en train de vivre les événements et dans le même temps de les analyser et les résumer, ça tourne vite à la fébrilité, mais je tiens à communiquer en direct, ça fait partie de notre mission. Ce qu’il y a, c’est que c’est une galère sans nom. Il n’y a pas de wifi. Il existe bien un réseau dans le tribunal, mais on refuse de nous donner le mot de passe, en nous disant qu’il ne marche pas. Alors on trouve des bornes humaines. Des amis turcs nous font des partages de connexion pour qu’on puisse relayer ce qu’il se passe sur les réseaux.
L’émissaire revient et on voit les gens se presser autour de lui, le ton monte. Nous apprenons que le Tribunal interdit l’accès de la salle d’audience aux délégations internationales.
C’est une première. Contraire à toutes les conventions internationales et dispositions de l’OSCE que la Turquie a signées. La veille encore, le HDP avait l’assurance que nous pourrions assister à ce procès public. Maintenant, il nous est rétorqué que nous devons être accrédites par le Ministère. Ça ne s’est jamais fait.
Nous rappelons l’ambassade de France, qui nous confirme : eux-mêmes ont reçu un coup de fil leur disant une heure avant le procès que ce n’était même pas la peine qu’ils viennent. La représentante de l’ambassade de Suède s’en va, celui du parti socialiste européen est déjà reparti. Nous restons. Certains veulent essayer de passer en douce avec le public. D’autres revendiquer notre droit en tant qu’observateurs internationaux. On tentera les deux.
Quelqu’un nous dit qu’ il y a plus de policiers devant la salle que nous ne sommes nombreux.
Et soudain c’est l’heure, on se précipite vers la salle en essayant de suivre le mouvement. Les gens courent presque pour être surs de rentrer. Mais le couloir se rétrécit à l’intérieur et on finit sur une rangée de six ou sept, bloqués par des boucliers.
Grosse cohue. Situation tendue. On est compressés, trempés d’une sueur dont on ne sait plus si c’est la sienne ou celle de la personne d’à côté. On entend des clameurs et des sifflets qui viennent de la salle où certains sont déjà rentrés. Où, quand, comment sont-ils rentrés ?
Ici les gens sont autorisés à entrer au compte-gouttes. On s’écrase contre les murs pour laisser passer ceux qui sont désignés, sans céder un pouce de terrain pour garder une chance à ce procès d’être observé. Contorsions et cheveux collés.
On voit revenir deux internationaux qui avaient réussi à passer dans le mouvement de foule. Ils ont été repérés et sont raccompagnés jusqu’aux boucliers. Je brandis ma carte d’élue. On essaye de parlementer en anglais. Les avocats du HDP font des aller-retours. Sans succès.
Et puis à un moment, sans qu’on sache pourquoi, les choses semblent se débloquer. Une avocate nous invite à la suivre. On monte des escaliers, on redescend d’autres escaliers, on fait le tour et on se retrouve devant la porte de la salle d’audience. Fermée. Gardée par des policiers. On a gagné un peu de lumière, un tout petit peu d’air. Mais on est toujours bloqués.
J’essaye d’expliquer au gars en faction que ce qu’ils sont en train de faire est pire pour l’image de la Turquie à l’étranger que de nous laisser entrer pour observer le procès. Je ne suis pas sure que ce soit vrai, ça dépend du procès, mais je suis prête à tout essayer. Ça fait quatre heures qu’on nous balade entre le ministère, le juge, le président de la Cour et l’avocat général. Même l’intervention de l’ambassade de France est restée sans effet.
J’ai perdu ma borne wifi humaine dans la cohue, je fais le tour des présents et dégote un autre partage de connexion.
Un journaliste indépendant veut m’interviewer mais le débit est trop lent pour Périscope. Il soupçonne que le réseau a été ralenti sciemment. Ça arrive, me dit-il.
Nous obtenons finalement de faire rentrer cinq représentants des délégations internationales. Il faut choisir entre nous, on décide d’un observateur par pays.
Je reste dehors. Une boule dans le ventre comme jamais. J’ai entrevu la salle un instant, le temps que la porte s’ouvre et je reste dehors. Pour moi c’est terminé. Ceux qui restent sont évacués, je suis les gens comme une automate, vidée.
Je me retrouve à l’extérieur du tribunal, m’assois par terre. J’ai soif. J’ai mal aux pieds. J’ai la rage. J’ai envie de pleurer.
Nous sommes entourés de policiers. On nous empêche de re-rentrer dans le tribunal. J’apprends que les cinq viennent d’être expulsés de la salle, quelques minutes après y être entrés. Il fait 40°C, le procès se déroule sans observateurs internationaux et c’est Kafka en enfer.
Un chef vient nous vociférer de partir. Je me surprends à ressentir une absence totale de peur arrivée à ce stade, juste la colère. Je reste assise, j’ai envie d’être stupide et obstinée. Une camarade du HDP vient me prendre le bras et m’entraîne à quelques pas.
Des renforts policiers sont arrivés et s’avancent sur nous pour nous refouler à l’extérieur de l’enceinte. Évacuation générale.
Et jusqu’au bout la stratégie de la tension : nous sommes escortés sur plusieurs centaines de mètres par des bataillons de policiers lourdement armés. Ils nous suivent, nous exhortent à partir puis empêchent le véhicule qui vient nous récupérer de se garer. Ils nous provoquent. On se demande s’ils cherchent l’incident.
Nous ne sommes plus qu’une quinzaine maintenant. On essaye d’en rire, de « taquiner la peur », on joue à un-deux-trois soleil avec les policiers. On s’arrête, ils s’arrêtent. On repart, ils repartent. Entre eux et nous, des barrières et des barbelés.
Nous rejoignons le local du HDP où nous nous saoulons d’eau fraîche en suivant les infos qu’envoient les camarades et le discours de Figen que relaye le compte Twitter du HDP. Nous recevons une photo volée de la salle.
Figen est radieuse, lumineuse. Terriblement digne et courageuse. “Je voudrais saluer tous les amis qui ont surmonté les obstacles pour être ici avec moi et ont été bloqués”. Elle prend appui sur l’expulsion des cinq pour souligner à quel point ce procès est politique. Et soudain je réalise profondément à quel point notre présence, même de l’autre côté de cette foutue porte désespérément close, était essentielle à ses côtés. Ce procès n’a plus rien à voir avec la justice. Et nous l’avons démontré. Je me suis rarement sentie aussi utile lors d’un déplacement à l’étranger. Je profite de la connexion du local et vois que mes twitts sont relayés. Ça me rend heureuse, emplie de ce sentiment que j’ai un peu contribué à faire savoir ce qui se passe ici. Le procès de Figen Yuksekdag est en cours et pourrait durer toute la nuit.
Nous partons dîner avec des juristes et députés du HDP qui se relayent au tribunal, nous rendons grâce au mezzé et au raki qui nous sont généreusement servis. Nos hôtes s’excusent et semblent profondément atterrés de ce qui s’est passé. Même eux qui ne sont plus à ça près, n’en reviennent pas que les délégations internationales aient été interdites d’accès. On nous confirme que les cinq ont été évacués sur ordre direct du gouvernement et intervention du ministère auprès du tribunal.
Le mari de Figen arrive et je vois la même détermination presque heureuse dans ses yeux. Sa femme est en prison et il vient nous remercier et nous réconforter. Ces gens sont incroyables. Une grande claque et une grande leçon.
La nouvelle tombe. Le procès vient de s’arrêter. Il est ajourné et remis au 18 septembre. On n’arrivera pas à comprendre pourquoi. Figen va devoir passer encore plus de deux mois encore en prison. Le délai légal d’incarcération en attente de procès prévu dans la constitution turque est dépassé depuis longtemps.
Le mot arbitraire qui résonnait dans ma tête depuis le début de la journée explose.
Le lendemain tout semple incroyablement simple et fluide à l’aéroport. Je me surprends à tendre mon corps et à m’armer de patience et de détermination, les mâchoires serrées. Mais tout est calme. Plus besoin de combativité. Je me rends compte à quel point les nerfs peuvent être éprouvés par la tension en deux petits jours. Eux le vivent toute l’année. Dans le hall d’embarquement on croise des vacanciers qui repartent de Turquie après être venu se faire une greffe de cheveux. Leur crane est rasé, rouge et irrité au niveau du front et des tempes. Tout semble surréaliste, le retour à la vie civile est très curieux. Le lendemain, après douze heures de voyage, sans déballer mon sac je m’effondre et dors six heures d’affilée. Quand je reprends pied, c’est pour lire que la directrice d’ Amnesty International en Turquie vient d’être arrêtée.
Il n’y a rien dans la presse occidentale sur le procès de Figen Yuksekdag et la manière dont il s’est déroulé.
Je serai de nouveau à Ankara le 18 septembre. Au motif politique se joint désormais une affaire personnelle. Des visages d’hommes et de femmes, des prénoms. Une dignité inouïe et des droits à défendre. Et je me dis que j’ai eu raison de faire tout ça l’allure fière, les ongles vernis et en talons.
A lire en complément, le récit d’Ilias Panchard, un des cinq observateurs admis quelques minutes dans la salle d’audience