Pour la troisième fois en l’espace de quelques mois, j’étais de nouveau ces 6 et 7 décembre en délégation internationale en Turquie à Ankara. Avec mon camarade Jean-Christophe Sellin nous participions à la mission d’observation internationale des procès politiques des deux députés et anciens co-présidents du HDP, Figen Yuksekdag et Selhattin Demirtas. Le HDP est la troisième force politique du pays, son programme défend la laïcité, le féminisme, le socialisme, l’écologie et la démocratie en Turquie. Figen Yuksekdag et Selahattin Demirtas sont détenus depuis plus d’un an. Ils risquent respectivement 83 et 142 ans de prison. (papier assez complet de France 24)

Nous étions déjà présents à la première audience du procès de Figen Yuksekdag le 4 juillet, puis à nouveau le 18 septembre. Par deux fois la délégation internationale d’observateurs internationaux dont le Parti de Gauche et le PGE faisaient partie a été interdite d’accès sur intervention de la présidence de la République de Monsieur Erdogan, au mépris des conventions internationales et des textes de l’OSCE, pourtant ratifiés par la Turquie.

Cette fois encore nous n’avons pas échappé à la règle de l’arbitraire qui règne en Turquie. Après des heures glaciales d’ordres et de contre-ordres kafkaïens et malgré l’accord de la Cour, la police turque a refusé de laisser entrer les délégations internationales composée d’élus, de journalistes et d’avocats, tout comme les diplomates des ambassades de France, de Suisse, du Luxembourg notamment : tous bloqués devant la prison de Sincan, à 70 kilomètres d’Ankara, où se déroulent désormais tous les procès des députés du HDP.

Cette fois, cherchant à tester différentes stratégies pour enfin pouvoir assister aux audiences, nous avions pourtant officiellement déposé une demande d’accréditation auprès des autorités turques en France. L’ambassade de Turquie nous a confirmé ce que nous savions déjà : il n’existe pas de procédure d’accréditation pour assister aux procès en Turquie. Contrairement à ce qui nous sera opposé sur place par les forces de police turque. C’est la Cour qui décide. Officiellement. Car cette fois encore, par deux fois, la Justice a autorisé notre présence, et par deux fois un cordon de policiers lourdement armés nous a bloqué l’entrée.

Les procès de Figen Yukeskdag et de Selahattin Demirtas ont été respectivement reportés au 20 et au 14 février. Toutes les demandes de la Défense ont été rejetées, dont la remise en liberté conditionnelle. Figen Yuksekdag, comme Selahattin Demirtas, reste emprisonnée. Peine requise contre elle : la réclusion à perpétuité aggravée, en cellule d’isolement, visites limitées à sa famille tous les deux mois.

Autant vous dire que face à l’inquité de ces procès, dont les actes d’accusation reposent essentiellement sur des discours, des interviews, des appels à corridor humanitaire au Rojava ou la qualification de “massacres” des bombardements de civils à Diayrbakir, tous les obstacles mis pour nous décourager ne nous empêcheront pas d’être présents, encore et encore, pour réclamer le droit à des procès équitables, publics, et nous placer aux côtés de celles et ceux qui défendent le droit et les libertés en Turquie.

Parce que notre présence est utile, et mobilise l’opinion à la fois turque mais surtout internationale. Elle participe au rapport de force et à la pression mise sur le régime Erdogan. Elle réchauffe surtout les camarades qui luttent là-bas et y prennent tous les risques. Car eux restent, quand nous repartons.

Alors nous ne comptons pas le temps sur place : rencontre très intéressante avec l’ambassadeur de France en Turquie, qui place dans le même mouvement d’atteinte à la liberté d’expression la répression générale en Turquie a l’encontre des universitaires, journalistes et députés du HDP ; conférence de presse ; réunions avec les avocats de la défense ; communication sur les réseaux sociaux pour rendre compte de ce que nous voyons et vivons en direct ;  interviews avec une radio allemande, une télévision kurde et des médias indépendants trucs, comme celle-ci où il est question du Rojava, des combattants kurdes en Syrie, d’Öcalan et de Murray Bookchin, et de la conception de M Erdogan de la justice et de la démocratie en Turquie : « Fransız siyasetçi: Rojava hayal ettiklerimizin yaşatıldığı bir yer: Fransa Sol Parti üyesi Corinne Morel Darleux, Rojava’nın sosyalist hareketin bütün hayallerinin hayata geçirildiği bir yer haline geldiğine söyledi. Darleux, batılı güçlerin de sadece… »  (Traduction (très) approximative ici)

Et toujours, de merveilleuses rencontres, humaines et politiques, avec ces militant-e-s et élu-e-s qui résistent au péril de leur liberté. Je parle souvent d’incarner nos luttes, alors voici un exemple parmi tant d’autres : celui de Feleknas Uca, 41 ans, ex Députée européenne de die Linke, aujourd’hui Députée HDP de Diyarbakir, qui se dit en « prison à ciel ouvert ». Elle n’a plus de passeport, depuis 10 mois elle n’a pas pu sortir de Turquie alors qu’elle est membre de la délégation qui représente la Turquie au conseil de l’Europe. Son immunité parlementaire a été levée pour des discours, notamment en défense des femmes yezidies. Elle m’a confié : « que nous soyons en prison, à l’assemblée ou dans les villages. À la fin nous allons gagner. Parce que nous avons la supériorité morale, et le peuple avec nous. »

De retour en France, le site Rojinfo m’a interviewée et a réalisé un papier sur la délégation française en Turquie : “Procès HDP à Ankara : De lourdes peines requises . Voici les extraits issus de mon interview :

Si Erdogan était président en France, c’est nous qui serions en prison

Corinne Morel Darleux: “Les peines demandées contre Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş sont très lourdes: 83 ans de réclusion pour Figen Yüksekdağ et 142 pour Selahattin Demirtaş et les charges sont des accusations de terrorisme. Je dois avouer que j’ai mis longtemps à m’intéresser de près au dossier kurde, parce que j’étais réticente comme beaucoup de gens. C’est comme la Palestine. Quand on regarde de loin, on se dit : “Peut-être on va se retrouver à soutenir des trucs pas très nets.” Du coup, il y a un peu de crainte et d’ignorance. Mais quand tu commences à éplucher les dossiers et les actes d’accusations de plus près, l’injustice saute aux yeux. Ces actes d’accusation reposent essentiellement sur des discours notamment prononcés à l’intérieur de l’Assemblée nationale turque, sur la participation à des manifestations, sur des appels à arrêter les massacres des populations civiles ou pour avoir demandé un corridor humanitaire pour le Rojava. Tout cela, ce sont des choses que nous en France aurions faites dans les mêmes circonstances. Si Erdogan était président en France, c’est nous qui serions en prison. Aujourd’hui ne n’ai plus aucune réticence à défendre les gens du HDP ou du mouvement kurde. Le HDP n’est d’ailleurs pas seulement un parti kurde, il est beaucoup plus large que cela, ce qui me semble dans cette partie du monde absolument essentiel.”

Parodie de justice

Corinne Morel Darleux: “Les deux audiences ont eu lieu à Sincan, à 60 km d’Ankara. On a le sentiment que tout a été fait pour nous décourager. Un corridor de policiers turcs très lourdement armés nous a barré l’accès, frappant le sol avec leurs boucliers. Nous avons été encerclés de camions anti-émeutes ; ambiance particulière dans un froid extrême. A deux reprises, le président de la Cour a dit à voix haute dans la salle d’audience qu’il autorisait les délégations internationales à venir assister à l’audience, et à deux reprises, c’est la police turque qui s’y est opposée. Donc, on se pose la question sur l’indépendance de la justice en Turquie, puisqu’elle est à chaque fois contestée par l’Etat turc qui a le dernier mot. Le référent de la police devant la prison nous a dit qu’il fallait une accréditation du ministère des affaires étrangères. La fois d’avant, il nous avait dit qu’il fallait une accréditation du ministère de la justice. L’ambassade de Turquie en France par contre nous a envoyé un courrier qui stipule noir sur blanc qu’il n’y a pas besoin d’accréditation pour assister aux audiences en Turquie puisque la Constitution turque garantit que les procès soient publics. S’il y a un “trouble à l’ordre public”, c’est la Cour qui décide de tenir le procès à huis clos. Là, le procès n’était pas à huis clos parce que nous avons vu des membres de l’AKP entrer dans la salle d’audience sans difficultés. Ce sont uniquement les délégations étrangères et le personnel des ambassades qui sont restés dehors.”

Poches d’espoir

Corinne Morel Darleux: “Les deux procès ont été de nouveau reportés au moins de février. Pour Figen, le procureur a demandé une peine de réclusion à perpétuité aggravée. Si le réquisitoire est suivi, elle sera incarcérée jusqu’à la fin de ses jours dans une cellule individuelle et avec une visite de sa famille uniquement tous les deux mois. Figen Yüksekdağ a un grand désavantage aux yeux du gouvernement turc: elle n’est pas kurde. Elle est issue d’une famille turque traditionnelle paysanne. C’est moins facile de l’amalgamer avec des actes terroristes kurdes. Pour Selahattin Demirtaş c’est clairement une manière de décapiter politiquement le HDP. Il est extrêmement populaire, charismatique et il y a des élections législatives importantes en 2019. Ce sont des procès politiques, montés de toute pièce, dans une zone pleine de conflits, notamment avec l’Etat islamique contre qui les Kurdes ont joué un rôle primordial. Priver cette zone, en Turquie ou en Syrie, de gens qui prônent le féminisme, la coexistence, l’existence du Rojava, c’est se tirer une balle dans le pied. Ce sont des poches d’espoir pour toute une région.”

Enfin en complément, pour les anglophones les plus motivés sur ce sujet, voir ici le rapport d’observation très complet de l’association du barreau Norvégien qui était présente avec nous en Juillet : Norwegian Bar Association HRC trial observation Yuksekdag Ankara 2017. Egalement, à l’occasion de la 127e Assemblée de l’Union Internationale des Parlementaires (une ONG créée en 1889, qui a inspiré la création de l’ONU), son Conseil directeur a adopté une décision sur le cas de plusieurs parlementaires turcs, dont Figen Yüksedag et a fait référence à la mission d’observation : Résolution de l’IPU adoptée à l’unanimité le 18 octobre 2017. La représentante de l’UIP qui était présente en septembre était de nouveau présente avec nous à Ankara.

Et pour finir de dresser le tableau, je devais enchainer avec diverses rencontres et réunions de travail au Caire, en Égypte, pour analyser la situation actuelle dans cette région du monde et préparer la prochaine Conférence euro-méditerranéenne (ici celle d’Istanbul et là celle de Benalmadena). Notre venue au Caire a été purement et simplement interdite par le pouvoir égyptien. Il faut dire qu’entre-temps Donald Trump a eu la richissime idée de déclarer Jerusalem capitale d’Israël (photo prise devant l’ambassade des Etats-Unis à Ankara, barricadée alors que des manifestations anti-Trump se déroulaient juste à côté). Comme si l’ensemble de cette zone n’étais pas assez déstabilisée… Ca s’appelle mettre le feu aux poudres, c’est juste givré, et le monde entier risque fort d’en baver.