« La jeunesse, sur qui on fait souvent reposer un renouveau indéfini et l’avenir de la planète, prend cher », écrit notre chroniqueuse Corinne Morel Darleux. Contre cela, nous avons besoin de « renforts imaginaires, d’anges gardiens, de véhicules pour l’évasion, ouvrant la possibilité d’envisager le monde autrement qu’en termes de domination ». Chronique parue sur Reporterre le 24 décembre 2020.

Ne pas laisser la jeunesse s’étioler… Je suis, comme beaucoup, particulièrement inquiète du sort des jeunes dans cette période de pandémie, de couvre-feu imposé, mais aussi d’incertitudes sur l’avenir de nos écosystèmes et d’imaginaires futuristes, hélas toujours gonflés à la testostérone, nourris de drones, d’écrans et de technologie.

Des étudiants de la Cité internationale isolés de leurs familles, de leurs amis, dans un pays qui ne leur est pas familier et qui se retrouvent à l’aide alimentaire après avoir perdu leur petit boulot. Des adolescents, qui ont eu dix-huit ans cette année et n’ont pas pu fêter ce rituel d’entrée dans l’âge adulte. De jeunes travailleur-ses qui débarquent sur le marché de l’emploi au moment où les plans de licenciement se multiplient comme jamais. Des gamins enfermés dans leur chambre, qui ne voient plus leurs amis, leurs professeurs, leur famille qu’à travers un écran. Des enfants, désignés comme des bombes à retardement, porteurs potentiels d’un virus invisible qui peut tuer leurs aînés. Des lycéens ciblés, matraqués et réprimés quand ils osent manifester. Des jeunes qui ne savent plus de quoi demain sera fait, qui pour certains décrochent à la fac et, parfois, basculent dans la dépression et les troubles mentaux. Toute une génération privée d’exutoire et de divertissement. Sans cinéma, sans boite de nuit, sans bars ni soirées. Juste des attestations et un couvre-feu pour contraindre et discipliner. Le tout, dans une ambiance de fin du monde permanente, avec trente-et-une nouvelles espèces éteintes à l’état sauvage, un nouveau record de température pour l’année 2020 et un gouvernement qui s’en fout. Cette jeunesse, sur qui on fait souvent reposer un renouveau indéfini et l’avenir de la planète, cette jeunesse prend cher.

Une vingtaine de jeunes invités à réfléchir sur la manière dont la fiction peut « armer nos imaginaires »

C’est dans ce contexte que je me suis rendue à Brive-la-Gaillarde (Corrèze) cette semaine — oui, dans le respect des gestes barrières, masque, gel, prudence et distance, tout ça, au moins autant que dans le métro, les centres commerciaux, à l’usine ou à l’église. J’y accompagnais la non-réouverture, le 15 décembre, du théâtre de L’Empreinte avec une conversation autour de mon livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia, 2019) en visio. Le lendemain, j’étais attendue au lycée d’Arsonval, avec l’artiste associée du théâtre, Barbara Métais-Chastanier, et l’enseignant Denis Dufour, pour un atelier avec des étudiants en classe préparatoire d’arts plastiques. Une vingtaine de jeunes y avaient été invités à réfléchir sur la manière dont la fiction peut « armer nos imaginaires ». Chacun-e avait apporté un objet, un film, un texte qui l’avait marqué. Des groupes se sont formés et chacun, sur scène, a produit du collectif à partir de ces témoignages de fiction avec une consigne : travailler en archipel, reliés. Le résultat fut ébouriffant.

« Les photos parlent d’elles-mêmes, les jeunes sont pleins d’imagination et d’enthousiasme. Ce sont des projets qui nous tiennent à cœur, les seuls qui nous restent pour l’heure, les seuls qui nous permettent de garder le lien. Et par chance, il est adressé aux futurs citoyens. Peut-être sauront-ils rendre la culture essentielle… » (Publication de la scène nationale de L'Empreinte)

D’abord dans la réalisation, incroyablement sensible et imaginative, graphique souvent, très poétique. Ensuite, dans le paysage saisissant que dessinaient tous ces corps vivants, vibrants d’émotion et de retenue alternativement, sans cesse en mouvement, montant sur une échelle pour installer un réveil, scotchant le sol d’annotations, couvrant les murs d’inscriptions à la craie, illuminant leurs tableaux d’objets, jouant de la guitare, griffonnant dans des carnets, s’allongeant au sol pour mieux juger d’un effet… Une énergie et une sensibilité formidables se sont déployées dans cet espace. Un condensé devenu rare d’échanges, d’idées et d’élans.

On était très loin de l’imaginaire futuriste du ministère des Armées, dévoilé à la mi-janvier, fait de soldats augmentés, de technologies sophistiquées et d’apocalypse guerrière [1]. Ce que ces étudiants ont apporté, c’est un raton laveur et une perruche en peluche, des feuilles mortes, un film d’animation japonais dédié à la destruction de la planète [2] et l’univers des Pompoko combattants et fanfarons d’Isao Takahata.

Il est essentiel de nourrir cet imaginaire, de ne pas laisser le présent se cadenasser

Ce qu’ils ont exprimé, c’est avant tout une nostalgie enfantine, celle de la douceur d’un foyer et, déjà, le sentiment poignant d’une perte d’insouciance. Mais aussi la nécessité de mêler le réel et l’imaginaire, la nature et la lecture, d’associer l’amour et l’espoir aux débats et à l’entraide, par le biais d’une recette de l’imaginaire composée de chips de rêve et assaisonnée d’une pincée de contestation. On y a lu encore le besoin de renforts imaginaires, d’anges gardiens pouvant revêtir différentes formes, vieille femme, petite fille ou dragon, qui les accompagneraient, non pour se battre à leur place mais pour « chuchoter depuis les feux de la rampe, pour nous rappeler que c’est nous qui détenons le pouvoir dans les mondes que nous créons » [3]

Il est essentiel de nourrir cet imaginaire, de ne pas laisser le présent se cadenasser. D’alimenter, par petites touches, chacun-e à sa manière, d’autres horizons, réels ou fictifs. De ne pas abdiquer le droit au beau, au sensible, aux corps en mouvement et à la pensée émancipée. Cela passe par l’accès au monde du dehors, au contact avec les éléments, à des cours de danse sous la pluie, du théâtre chanté, à des courses effrénées dans un champ d’été, et, aussi, à des lectures blotties sous une couette quand l’extérieur est trop gris.

Il existe des livres jeunesse qui racontent une autre histoire que celle qu’on nous a préparée, qui font dévier des trajectoires toutes tracées. Des romans qui font apparaître une autre réalité, où les êtres humains et les animaux tissent un récit commun, fait de métamorphoses et nouvelles manières d’habiter un lieu, de l’explorer, d’en tirer sa subsistance autrement qu’à coups de pollutions et de supermarchés. Des livres qui sont autant de voyages, de véhicules pour l’évasion, ouvrant la possibilité d’envisager le monde autrement qu’en termes de domination. Le très beau Sirius (Rouergue, 2017) de Stéphane Servant, le marquant Comme des Sauvages (Pocket Jeunesse, 2020) de Vincent Villeminot, l’inattendu Après nous les animaux (Casterman, 2020) de Camille Brunel, le sensible Le royaume de Kensuke (Gallimard, 2007) de Michael Morpurgo…

Ces quatre romans que je retiens pour 2020, parmi tant d’autres certainement, ne sont pas des contes de fées. On y retrouve à des degrés divers la violence des rapports et des manifestations de l’hostilité inhérente au vivant, mais ce sont des fictions qui autorisent à penser différemment. Des histoires qui accompagneront parfois toute une vie, des paysages qui s’ancrent sous la peau et des personnages qui deviendront peut-être, pour certains, ces fameux anges gardiens dont on a, petits et grands, tant besoin.

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[1Comme on le lit sur le site de la Red Team, le nom de l’équipe missionnée par le gouvernement, sa mission est « d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentielles de conflictualités à horizon 2030-2060 ».

[2Origin, spirits of the past, de Keiichi Sugiyama

[3Citation apportée par un étudiant, issue du film fantastique américain, réalisé par Zack Snyder, Sucker Punch.