Walter Bassan est décédé. Je l’ai appris ce matin par Gilles Perret et son très beau texte que je reproduis ici avec son accord. Sur le site de Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui, les compagnons du Plateau des Glières avec lesquels j’ai eu tant de plaisir depuis 2013 et cette année encore (moment de frissons capté en fin de billet) à partager ces moments de fraternité, de résistance, d’émotion, on peut lire des mots de Walter. La première phrase : Je voudrais dire avant tout que la vie vaut la peine d’être vécue… Comme un legs du résistant de toujours pour chacun de nos instants d’essoufflement, ces moments où on étouffe sous les coups, face aux dérives du monde, avec l’envie de se réfugier dans les sommets. La leçon de Walter, des Jours Heureux, un héritage précieux, fait de radicalité et d’aménité. A ne jamais oublier.
Hommage à Walter, par Gilles Perret
‘Walter nous a donc quittés.
La journaliste de France Bleu qui m’a interviewé au sujet de son décès avant-hier me posait sa première question « Alors, après pas mal de victoires, Walter a perdu cette dernière bataille ? » Ce à quoi je lui répondais qu’il avait sans doute perdu cette bataille mais qu’il a espéré jusqu’au bout que ses idées et ses valeurs allaient gagner la guerre !
L’avant-veille de sa mort, je le regardais sur son lit. Il respirait difficilement, déjà dans le coltare. La lumière tombait doucement sur les montagnes environnantes lorsque je me suis mis à l’imaginer dans sa jeunesse. Les années 40, ce jeune homme révolté contre ce pétainisme étouffant, cet ordre moral moisi, cette extrême droite recroquevillée sur le triptyque « travail, famille, patrie ». Je le revoyais dans le petit jardin de la rue du travail se réunir avec ses copains, discuter à table avec sa famille puis s’engager dans la jeunesse communiste et la résistance. Puis je l’imaginais le matin de son arrestation. La peur, l’incompréhension. Se faire arrêter par ces français dont certains n’étaient autre que des voisins. Je l’imaginais sous les sévisses et les humiliations des miliciens français et de la section de la police anti-communiste annécienne.
Toujours sur son lit d’hôpital, un éclair de lucidité dans son sommeil nous permit alors d’échanger quelques mots. Ce genre de moments d’une vie qu’on n’oublie jamais. Un léger rire, le même que celui que nous avons entendu si souvent « C’est gentil, ça va, aller ça va », et moi de lui répondre bêtement « ça va aller, on va continuer, promis ! ».
Je l’imaginais à Dachau, tout jeune homme, en face des SS et des kapos. Ces êtres qu’on a peine à imaginer dans la vraie vie. Je l’imaginais souffrir dans sa chaire mais se renforçant jour après jour dans ses convictions. Sauvé par cet idéal communiste auquel il ne fera jamais défaut. Puis ce jour de mai 45, où il arrive dans un Annecy libéré depuis plus de 9 mois. Ses parents sur le quai de la gare et son incapacité à raconter l’horreur vécue. Son incapacité à révéler aux familles de ses copains restés là-bas quel avait été leur sort.
Il s’était rendormi. Le souffle court. Cette fois, par la fenêtre de sa chambre, il n’y avait plus que le sommet du Pic du Marcelly qui bénéficiait des derniers rayons du soleil entre quelques nuages.
Je le voyais maintenant jeune militant CGT et PC après la libération. Fier et se sentant fort dans cet état social en pleine construction. Un avenir radieux en perspective, une sécu qui se met en place, des retraites, des conventions collectives…. Puis les grèves et les luttes à nouveaux, ces kilomètres de marche dans les manifestations pour arracher des conquis sociaux dont nous bénéficions tous aujourd’hui. Puis son travail à la Sécu, rendant des services allant bien au-delà de ses prérogatives.
Cette fois, il faisait quasiment nuit dans cette chambre mais je n’avais pas envie d’allumer la lumière. Il ouvre les yeux. Un sourire, encore. Puis ses yeux se ferment à nouveau.
Maintenant, je ne l’imaginais plus mais je me souvenais de lui. Quand j’étais petit, mon père m’avait expliqué qu’il avait été déporté. Pas facile à comprendre. J’étais bien loin de me douter que 30 ans plus tard nous allions sillonner ensemble le département puis la France entière, passant de salle de cinéma en salle de cinéma pour accompagner notre film « Walter, retour en Résistance ». Toutes ces rencontres. Tous ces yeux qui s’illuminaient lorsqu’il témoignait. Lui, toujours debout à plus de 80 ans, persuadé que des jours meilleurs viendront. Il était alors pour ces gens comme un phare qui brille au milieu d’un océan d’abdication irrigué par une société ne cessant de nous répéter que nous n’aurions pas le choix. Nous rentrions fort tard de ces tournées mais souvent la lumière de l’appartement était encore allumée. Bernadette était en souci…
Bien sûr, ce film nous avait rapproché. Il faut dire qu’à sa sortie, les coups venaient de tous côtés. Nous avions mis le doigt sur quelque chose auquel il ne fallait pas toucher. Le pré carré de quelques notables, trop souvent invités aux bonnes tables. Je m’attendais à ce qu’on m’attaque moi, ça aurait été normal. Mais c’est fou ce que les notables peuvent être en dessous de tout lorsqu’on égratigne leur suffisance. Des députés le traitant de triste sire, de dindon de la farce, un responsable d’association de résistance, dans la blessure de son amour propre, allant même jusqu’à mettre en doute sa participation à la Résistance lors d’une émission télévisée…Walter en aurait eu des leçons d’abnégation à leur donner à tous ces gens qui ont si bien su exister sur le dos de la Résistance pour se mettre en valeur eux, bien avant l’idéal de société qu’elle visait à construire. Pendant que Walter transposait sa résistance dans la réalité d’aujourd’hui, eux s’obstinaient à l’ancrer dans le passé à grands coups de médailles et de fanfare du 27ème BCA. J’étais peiné de l’avoir embarqué dans ce flot d’insultes, je lui en ai parlé, il m’a regardé droit dans les yeux, comme surpris que je puisse douter du bien fondé de notre action. « Pas de problème, ça va aller, on continue ensemble, j’ai été un combattant dès l’âge de 15 ans, je le serai jusqu’au bout ! »
Allez, ça va, ça va aller. Toujours.
Ce soir là, il n’était déjà plus vraiment conscient lorsque je l’ai quitté. Après lui avoir fait une dernière promesse comme quoi mes amis de Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui et moi, nous ferons tout ce que nous pourrons pour continuer son travail. Je monte dans la voiture, quelques larmes puis le réflexe d’allumer la radio comme pour dire « ça va, ça va aller… »
Quelques journalistes et éditorialistes s’évertuaient à disserter sur les bienfaits de la loi travail sans contre point. Et voilà que le moulin à parole déversait son flux de bien pensance à grand coups de flexibilité, de compétitivité, de modèle allemand, de rajeunissement de la classe politique, de lourdeur du code du travail, de charges sociales, de modernité… Je pensais à Walter sur son lit. Qu’en aurait-il pensé ? N’était ce pas plus moderne d’offrir la santé et des retraites pour tous plutôt que de précariser une majorité de la population au profit d’une minorité de gagneurs de la mondialisation ? Je pensais surtout à tous ces députés modernes qui dans leur arrogance de cadres supérieurs mais surtout dans leur inculture historique et politique venaient de rayer d’un vote, d’un appui sur un bouton, une bonne partie de ce que Walter et ses amis avaient su construire dans la douleur et dans la lutte.
Aux larmes succédait la colère.
A ce moment-là, j’aurais voulu avoir tous ces députés sous la main, les attraper un à un, leur botter le cul ou plutôt les assoir dans une salle et qu’ils écoutent, seulement une fois, qu’ils écoutent et qu’ils entendent le témoignage de Walter. Qu’ils comprennent ce que signifie l’engagement pour les autres, l’engagement pour l’intérêt général, l’engagement pour les plus faibles, qu’ils entendent d’où vient leur situation confortable, et à qui ils doivent la société qui leur a permis de devenir les gagnants d’aujourd’hui.
Comme tout le monde, Walter perdait la dernière bataille de la vie dans la nuit de dimanche à lundi.
Les témoignages de sympathie affluent de tous côtés, de tous ceux qui l’ont croisé un jour. La presse lui a rendu un hommage bien mérité. Dans le Dauphiné, jouxtant un bel article sur Walter, le président du Conseil Départemental de Haute-Savoie faisait part de sa « grande émotion ». Celui la même qui nous menaçait de représailles suite à la sortie de notre film… sans l’avoir vu, bien sûr. C’est comme ça. Cela aura le mérite de faire en sorte que nous gardions un motif d’indignation. L’indignation n’est elle pas le motif de base de la Résistance comme nous l’avait démontré Stéphane Hessel au Plateau des Glières lors du rassemblement « Paroles de Résistance »? Ce rassemblement dont Walter était si fier et qui continuera pour lui, pour nous.
Dans son positivisme constant, il aimait à dire que pour les mauvaises graines comme lui ça allait toujours. Gageons que cette graine semée dans les têtes de ces milliers, ces dizaines de milliers de collégiens et de lycéens qui l’ont écouté germera un jour. Que les notions qu’il a tenté de leur inculquer sans forcer trouveront leur résonance dans le monde d’aujourd’hui. C’est le plus beau cadeau qui lui sera fait. Ainsi adviendront Les Jours Heureux pour qui il aura tant donné !
Allez bello ciao’