Cette tribune a été publiée sur Mediapart le 20 septembre 2017, sous le titre “Mon témoignage sur la Turquie de M Erdogan”
18 septembre. Jour de visite des familles à la prison de Sincan, en Turquie. De nombreux cars font la navette vers cet immense complexe de 6.000 détenus. Devant la prison, nous sommes une dizaine d’observateurs internationaux à attendre en plein soleil par 36°C, entourés de policiers. Dans cette enceinte carcérale doit se dérouler le procès de Figen Yuksekdag, députée et co-fondatrice du HDP. Cette militante féministe et socialiste est détenue, comme dix autres députés du HDP, depuis dix mois sous divers chefs d’accusation de collusion avec le terrorisme.
En fait de terrorisme, il est reproché à Figen Yuksekdag d’avoir protesté contre les bombardements des populations civiles kurdes, d’avoir qualifié de « résistance » les manifestations qui ont eu lieu dans les villes kurdes placées sous couvre-feu, ou encore d’avoir qualifié de « massacre » la mort de centaines de civils durant les opérations menées par les forces de sécurité turques. Elle risque 83 ans de prison.
La première audience de ce procès a eu lieu au tribunal d’Ankara le 4 juillet, puis ajourné et remis au 18 septembre, devant la Haute Cour d’Ankara.
Le 4 juillet, pour la première audience de son procès, une délégation d’observateurs internationaux avaient été interdite d’accès de la salle d’audience et expulsée manu militari du tribunal d’Ankara1. C’était une première en Turquie, où les procès sont publics, et ce droit garanti par la Constitution. La Turquie est également liée par les conventions internationales et l’OSCE en la matière. La présidence de la Cour, qui avait après des heures de discussion, finalement autorisé la présence dans la salle de quatre observateurs, a été quelques minutes plus tard rappelée à l’ordre par un appel du Ministère de la justice, sur consigne directe donc du gouvernement de M Erdogan.
Ce 18 septembre, devant la prison de Sincan, nous attendons et assistons à un véritable chassé-croisé entre les pouvoirs politique et judiciaire : la Cour demande aux avocats du HDP de se tourner vers le Ministère de la Justice, qui les renvoie à la Cour. Celle-ci rétorque depuis plusieurs jours que les autorisations sont désormais délivrées par le Ministère de la Justice et non plus par le Président de la Cour. Discours démenti par l’ambassade Turque en Suisse qui déclarait la semaine dernière encore que le Ministère de la Justice, pas plus que la Cour, n’a à autoriser les observations de procès, ceux-ci étant de droit publics en Turquie (il s’agirait de l’article 182 du Code de procédure criminelle). Elle précise néanmoins que la Cour peut décider à n’importe quel moment de fermer un procès particulier au public, uniquement en cas de problème grave de sécurité, et ce en le motivant et par déclaration publique. Nous en déduisons en toute logique que le « tri sélectif » à l’entrée du procès consistant à en interdire l’accès aux observateurs internationaux tout en autorisant le public, sans que ce choix soit motivé comme cela s’est passé le 4 juillet, et de nouveau ce 18 septembre, ne rentre dans aucune de ces hypothèses.
Pour cette deuxième audience, la Cour a décidé de déplacer le procès au sein même du complexe de la prison de Sincan, à 70 kilomètres d’Ankara. Selon les informations communiquées aux avocats du HDP, cette décision répond au fait de bénéficier de salles plus grandes : l’affluence au tribunal lors de la première audience avait été source de tensions avec la foule, nombreuse, qui souhaitait assister au procès. Las, le matin même de cette seconde partie du procès, nous apprenons que la salle réservée pour l’audience ne comporte que 20 places. Face à ces conditions, Figen Yuksekdag rend publique sa décision de ne pas assister à ce qu’elle considère comme une parodie de justice. En délégation internationale avec des avocats, journalistes et ONG, nous nous y rendons malgré tout. Nous sommes en tout dix observateurs internationaux de France, Suisse, Italie, Angleterre et Norvège, accompagnés d’une représentante de l’ambassade du Canada.
Nous attendrons devant la prison de Sincan pendant deux heures, pour apprendre finalement que notre délégation d’observateurs internationaux est interdite d’accès à la prison de Sincan et ne pourra assister au procès. A l’issue de cette demie-journée d’audience que nous suivons donc depuis Ankara, nous apprenons qu’après 10 mois de détention Figen Yüksekdağ est maintenue en prison. Son procès est de nouveau ajourné et remis au 6 décembre. Cette troisième audience aura lieu à la même prison de Sincan, dans la même salle de 20 places.
Nous étions trois français présents ce 18 septembre à la prison de Sincan : une avocate du barreau de Paris, Jean-Christophe Sellin et moi-même, tous deux élus régionaux et responsables du Parti de Gauche. Partis la veille de Paris, au moment même où dans ce même aéroport de Roissy, le journaliste français Loup Bureau tout juste libéré atterrissait en provenance d’Ankara. La concordance des temps est fatalement frappante, et après le soulagement de cette libération, on ne peut esquiver la vive question des contreparties accordées par le Ministre des Affaires Etrangères Jean-Yves le Drian au gouvernement Turc lors de son déplacement à Ankara. Se pose entre autres la question du soutien français aux forces kurdes qui combattent notamment en Syrie contre les forces de Daech et construisent une alternative démocratique, laïque et féministe au Rojava, au grand dam de Monsieur Erdogan. Combiné à l’approche du référendum au Kurdistan irakien, et à l’invasion des forces armées turques en Irak, la situation dans cette région du monde est sous haute tension. Les déclarations de Madame Merkel sur la suspension des discussions pour l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne, en contre-point de l’accord qui lie cette même Union européenne à la Turquie sur la question des migrants, fait des conflits dans la zone et des déplacements de réfugiés qui en découlent, une question évidemment hautement géopolitique.
Par ailleurs, comme le rappellent régulièrement Amnesty International, Reporters sans Frontières et d’autres, 160 journalistes sont toujours détenus en prison, des députés, des maires, des magistrats, des enseignants, des écrivains sont encore incarcérés et en attente de procès. Ces deux audiences de Figen Yuksekdag témoignent du fait que tout est mis en place pour dissuader des observateurs internationaux de se rendre en Turquie et d’assister aux procès qui y ont lieu.
Nous avons pu rencontrer à Ankara la députée en charge des affaires juridiques pour le HDP, Ayse Acar Basaran et le député en charge des affaires internationales, Hisyar Özsoy. Nous avons longuement discuté ensemble de la situation, et de la manière dont l’opinion internationale pouvait être mobilisée. Lorsque nous étions sur place, un député du HDP qui venait d’être libéré dix jours avant a de nouveau été arrêté. Chaque jour, un véritable harcèlement s’exerce de la part des autorités turques sur les militants et élu-e-s du HDP, troisième force politique du pays avec 6 millions d’électeurs, et principale opposition démocratique à Monsieur Erdogan. Face à cette situation de plus en plus inquiétante sur les droits humains et les libertés en Turquie, une campagne internationale pour la libération de Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, les deux co-fondateurs du HDP, est en train de s’organiser. Tous deux ont été démocratiquement élus députés en juin 2015. Ils risquent aujourd’hui 142 et 83 ans de prison.
Un appel va être lancé avec le soutien de personnalités du monde entier, universitaires, artistes, et responsables politiques. Le comité pour les droits humains de l’Union interparlementaire, basée à Genève en lien avec l’ONU s’intéresse également de près au sort des 55 député-e-s du HDP dont l’immunité parlementaire a été levée – avec le vote favorable de toutes les autres organisations politiques turques, y compris d’opposition. Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag ont été nominés la semaine dernière, à l’initiative du groupe de la GUE-NGL2, au prix Sakharov pour la liberté d’opinion décerné par l’Union européenne.
Ce sont autant de points d’appui pour que l’émotion, l’indignation, provoquée par les arrestations en Turquie des journalistes français Mathias Depardon et Loup Bureau ne retombe pas. Pour que la vague de « trouble, inquiétude et indignation » des États-Unis, de l’Union européenne, de l’Allemagne et de la France3 qui s’était exprimée au moment de l’arrestation de Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag ne s’assoupisse pas. Ils sont encore nombreux, femmes et hommes, détenus arbitrairement en Turquie. Ne les oublions pas.
« Ferment les yeux, les vagues,
Déchiquetés sont les nuages,
dispersés comme du coton cardé
dans le ciel gris de l’Euphrate.
(…) Les nuages sont les plumes d’une colombe blanche,
privée d’ailes,
lorsqu’elle tente de s’envoler… »
La nuit des contes, Sherko Bekes, poète Kurde.
Liens :
1Récit de la première partie de ce procès : Ici et sur le blog Mediapart d’Ilias Panchard : https://blogs.mediapart.fr/ilias-panchard/blog/070717/recit-dun-proces-politique-en-turquie
Voir aussi pour les anglophones :
Interview en anglais par un media turc : https://www.pscp.tv/Ozguruz_org/1vOxwOoabprxB
L’article de Steve Sweeney dans le Morning Star : https://t.co/DZcG0LfRWO