Instantanés d’un territoire ravagé. Des portraits et paysages légendés pour incarner ce Nord-Est Syrien coincé entre le régime de Damas, l’armée turque et Daech, qui tente malgré tout de s’inventer un avenir. De la commune internationale aux camps de réfugiés, du village de Jinwar à la ville martyre de Kobane, retour sur dix jours au Rojava, le long de la frontière turque, avec France Libertés. Portfolio édité sur Mediapart le 25 juillet.
La commune internationaliste accueille et forme, à leur arrivée au Rojava, les volontaires internationalistes venus contribuer à la Révolution : cours de langue kurde, accueil dans des familles et découverte du territoire, visite de coopératives, apprentissage culturel et politique, initiation à la jinéologie, au confédéralisme démocratique et au municipalisme libertaire…
A l’arrivée dans la Commune, on est accueilli par ces mots de Louise Michel peints sur les murs : « La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur ». En quinze mois (lire ici les carnets du premier voyage sur Ballast), le lieu s’est métamorphosé. Les maisons, l’« Akademi » et la tente collective « Kamelia » sont achevées. Des travaux sont encore en cours pour améliorer la gestion des eaux usées, destinées à arroser les plantations du projet « Make Rojava Green Again ».
En contrebas, on trouve en effet une pépinière et des boutures, des graines venus de Grèce et de Catalogne. 500 arbres, principalement fruitiers, ont déjà été plantés sur le territoire de la commune. Travaillés en lien avec des fermiers locaux, les municipalités et les habitants, des projets de reforestation ont également vu le jour au parc de Qamishlo ou dans la petite forêt voisine de Derik – une minuscule tache verte, ultime rescapée de la politique de monoculture céréalière du régime syrien. Ici, avant, planter des arbres était interdit par le régime.
Le livre « Make Rojava Green Again » vient de paraître en français aux éditions Atelier de Création Libertaire, les fonds sont reversés aux projets de la Commune. Tous les détails ici
Tout ici auparavant était décrété par Damas, et le régime de Bachar el-Assad a tout fait pour maintenir cette région à un faible niveau de développement : il ne voulait voir dans cette région qu’un grenier à blé. Pas d’université, peu d’équipements culturels ni de services publics, des habitants maintenus dans une forme de précarité et de servage paysan. Avec pour conséquences la perte de savoir agricoles, médicaux, techniques, que certains centres de santé, municipalités ou coopératives de femmes essayent de réintroduire avec difficulté, mais aussi une aggravation de la sécheresse et une mise en danger des récoltes. Car sans culture vivrière, pas de sécurité alimentaire, et sans diversité, une plus grande vulnérabilité. Ainsi, depuis des semaines, des incendies souvent criminels, dont certains sont provoqués par l’armée turque à la frontière, ravagent le territoire. Les plantations de la Commune Internationaliste sont des rescapées. Autant dire que par 41°C et sous un vent brûlant, des champs de blé à perte de vue, l’intérêt de replanter des arbres ici n’a pas besoin d’être étayé.
Au village de femmes de Jinwar, les flammes ont brûlé les champs de blé et sont parvenues jusqu’aux abords du village. Les enfants ont été évacués, l’incendie combattu à l’aide de couvertures. Ici aussi les choses ont bien changé depuis l’an dernier. Jinwar a été ouvert il y a quelques mois pour accueillir des femmes veuves, célibataires ou divorcées qui ne peuvent vivre leur liberté de choix dans le système patriarcal encore à l’œuvre dans la société. J’avais quitté un lieu en construction, un potager en préparation et des briques séchant encore au soleil pour les futures maisons, je retrouve un véritable village : école pour les enfants, maisons de divers types traditionnels syriens, petite épicerie, boulangerie et four à pain, potager et arbres fruitiers, et même un futur centre de santé spécialisé dans les médecines naturelles. 38 enfants et 18 femmes, dont 4 internationalistes, y vivent. Elles se réunissent en comité de village deux fois par mois pour le partage des tâches et les décisions collectives.
L’eau est fournie par deux puits, alimentés par une pompe électrique. Un générateur d’appoint couvre les coupures d’électricité, fréquentes dans tout le Nord-Est Syrien. Pas de climatisation ici, les nuits on dort sur les toits pour trouver un peu de fraîcheur.
Hîvidar a 43 ans, elle ne s’est jamais mariée. Ou plutôt, comme nous le souffle une voisine en souriant, elle était mariée à la Révolution. Originaire du Bashur, le Kurdistan Irakien, elle est allée partout, des « montagnes » à la province de Batman en Turquie. Ici, elle est chargé des herbes médicinales et du futur centre de santé. Dans sa maison en terre, elle teste crèmes et onguents pour les brûlures, le pouvoir anti-oxydant de la menthe, les mérites comparés de la sauge et du basilic noir. Elle se dit heureuse à Jinwar, mais rajoute après un temps qu’elle regrette la liberté de ses montagnes.
Shirin, 40 ans, a trouvé refuge à Jinwar. Elle est originaire de Souleimaniye au Kurdistan Irakien. Les conflits se sont multipliés avec son mari. Selon la justice, ses 5 enfants doivent rester avec leur père jusqu’à 15 ans. Elle a dû fuir sans eux. Shirin se sent seule et s’accoutume avec difficulté à un dialecte kurde qui n’est pas le sien. A Jinwar, elle s’occupe du potager et travaille à la boulangerie trois fois par semaine. Elle m’a demandé de cacher son visage.
Gulistan a 45 ans. Elle vit à Jinwar avec ses 5 filles depuis 4 mois. Elle était couturière à Amude mais a désormais des problèmes aux yeux et au poignet. Sa famille est dispersée dans les camps de réfugiés en Irak et au Nord-Est Syrien, sans moyens. Son mari avait déjà deux femmes et neuf enfants. Il travaillait dans un poulailler et avait peu de ressources. Les conflits se sont multipliés. Soutenue par sa famille, elle a demandé le divorce. Aujourd’hui, son mari le refuse et porte plainte contre elle. Il est déjà venu essayer de la chercher de force à Jinwar. Gulistan pense que son mari a été très humilié par son départ et se sent menacée. Elle dit se sentir bien à Jinwar mais est inquiète pour l’avenir : obtiendra-t-elle le divorce ?
Sa vie à Amuda lui manque mais au moins, nous dit-elle, ses enfants auront ici un meilleur futur : ils vont à l’école, apprennent l’anglais. Les 5 filles ont de 5 à 12 ans, les plus jeunes sont jumelles. Malicieuses, elles ont absolument tenu à se changer et se peigner pour la photo. L’une d’elles veut changer son prénom en ‘Ali’, parce que « il faut être un homme pour pouvoir aider [sa] mère ».Nesrin a 17 ans, elle vit à Jinwar avec sa mère et ses 4 sœurs. Son père a été tué par une mine en 2015 à Kobane. La famille a voulu forcer sa mère à se remarier. Face à son refus, on comprend à demi-mots qu’elle a été accusée de se prostituer. A Jinwar, elles semblent avoir trouvé une forme d’apaisement. Nesrin et sa jeune sœur nous fournissent un merveilleux moment de chant. Nesrin a appris le violon et la danse. Elle prend aujourd’hui des cours de média-communication.
Sur la route de Raqqa, on longe des château d’eau bombardés, des villages encore en ruines. Les traces des combats contre Daech sont partout. Le camp d’Ain Issa se situe dans la province de Raqqa, il a été ouvert en mars 2016. 14 000 réfugiés et déplacés y vivent. Ils viennent d’Irak, de Raqqa, de Deir Es Zor. On nous explique que l’ONU n’y intervient pas directement, sur pression du régime qui ne reconnaît pas l’auto-administration du Rojava, désormais étendue au Nord-Est Syrien. Une rupture de neutralité que beaucoup disent inacceptable, une violation du droit international. Tout manque. Les moyens sont faibles et le régime syrien bloque certains acheminements, ou instaure des péages pour les camions d’aide. Les tentes sont faites de récupération. Les rigoles d’eaux usées ne sont pas cimentées et forment d’inquiétantes flaques stagnantes au milieu du camp. Les déchets s’amoncellent sous une chaleur étouffante. Un homme court vers nous et nous implore : « les poubelles sont en train de nous dévorer, si vous pouvez faire quelque chose, s’il vous plaît ». Par l’entrebâillement d’une tente j’aperçois un enfant de deux, trois ans au maximum. Il est seul, en train de se balancer d’avant en arrière, les yeux vides. Ain Issa ressemble davantage à un bidonville qu’à un camp.
Il y a 4 000 enfants à Ain Issa, dont 700 dans la première partie du camp, de 6 à 12 ans, qui s’y partagent par demi-journées cinq salles de classe en préfabriqués. L’Unicef n’est présent que par le biais d’un partenaire local, qui distribue des rations alimentaires contre la malnutrition. Certaines familles envoient leurs enfants travailler à l’extérieur pour ramener de l’argent. Les mariages précoces au sein du camp sont fréquents. Trois espaces pour les enfants figurent sur les plans. Celui que nous avons vu avec Jérémie Chomette de France Libertés – Fondation Danielle Mitterrand, qui intervient dans les camps au Kurdistan irakien, est constitué d’un toboggan et de deux balançoires en acier. Il est en plein soleil par 43°C. Il n’y a pas de programmes d’éducation non formelle en dehors de l’école, et les quelques ONG internationales qui viennent ne restent en général pas longtemps.
Il y a trois mois, des militaires des Forces Démocratiques Syriennes ont pénétré dans un village situé dans une zone anciennement tenue par Daech. Au milieu des décombres et les cadavres, ils ont trouvé 23 enfants, seuls survivants. Des orphelins sans parents ni identité, âgés de 6 mois à 12 ans. Ils les ont amenés à Ain Issa. Des volontaires, eux-mêmes du camp, s’en occupent depuis. Une tente leur a été mise à disposition en attendant l’aménagement d’un lieu. Des spaghettis cuisent, du linge sèche, des enfants jouent, nous regardent avec curiosité, d’autres ne réagissent pas à notre arrivée. Parmi ces enfants, des étrangers, des turkmènes, un égyptien. Ce dernier est atteint de tuberculose. Une autre est mutilée, en fauteuil roulant. Personne ne sait nous dire quel sera l’avenir de ces enfants.
A la libération de Kobane, il a été décidé de conserver tout un quartier en l’état, c’est le « Musée de la guerre de Kobane », un musée à ciel ouvert. Bâtiments éventrés, voitures carbonisés, char abandonné. Pour ne jamais oublier. L’ambiance est lunaire, des militaires surveillent la frontière avec la Turquie, à quelques dizaines de mètres. Une tempête de poussière qui s’annonce sur la ville trouble la clarté de l’air. L’ambiance est crépusculaire.
Le reste de la ville est en pleine reconstruction, on croise des chantiers à chaque coin de rue. L’orphelinat en construction que j’avais visité l’an dernier est désormais ouvert et accueille ses premiers pensionnaires, âgés de 6 à 14 ans. Il a été nommé « Alan », en hommage au garçon de 3 ans, originaire de Kobane, trouvé noyé sur une plage turque le 2 septembre 2015.
Le bâtiment est partagé avec la Fondation des Femmes, qui y propose de nombreuses activités : soutien et accompagnement juridique, cours d’informatique ou de poésie kurde pour les jeunes, formation d’infirmières ou encore ateliers de couture pour aider les femmes à se constituer un revenu.
Adnan vit à Kobane, il a 30 ans. Dans la petite bibliothèque de quartier où il nous reçoit, trône la photo d’un couple de jeunes mariés, son frère et sa belle-soeur. Ils étaient mariés depuis quelques jours quand leur maison a été bombardée. Ils sont morts tous les deux. Huit autres membres de sa famille ont été tués au cours d’un raid de Daech le 26 mai 2015, après la libération de Kobane. 360 personnes ont été tuées ce jour là.
Adnan a ouvert cette bibliothèque en leur mémoire. Il y anime un club de lecture, organise des débats autour des sorties littéraires et des petits concerts.
La guerre semble ne jamais devoir finir. Le long des routes, des monticules de terre et des engins de chantier en témoignent. Des tranchées sont creusées et remplies d’arceaux de ciment pour constituer un réseau de tunnels.
Le 19 juillet, c’était le 7e anniversaire de la Révolution au Rojava. A cette occasion, une grande fête a eu lieu dans un stade de Qamishlo. Danses, chansons, parades sportives, l’ambiance était chaleureuse, festive et bon enfant, avec dans le public des militaires et des civils, des arabes et des kurdes, des hommes et des femmes, voilées ou non, tous réunis.