Chronique rédigée pour le magazine Imagine, numéro d’été 2023

J’achève bientôt ma cinquantième année sur Terre.

Je suis née en 1973, l’année du choc pétrolier et de la sortie au cinéma de Soleil vert. C’était l’époque du rapport Meadows sur les limites à la croissance, mais aussi des premières études sur le climat réalisées pour les grandes multinationales de l’énergie : les dirigeants de Total et Exxon possèdent depuis cinquante ans des rapports scientifiques qui établissent de manière juste et précise les impacts de leurs activités sur la concentration en dioxyde de carbone et la hausse des températures. Des rapports qui ont tous été dissimulés pour continuer d’engranger des profits.

Depuis que je suis née, il y a des gens et des conseils d’administration qui savent, qui disposent des leviers pour changer de trajectoire, et qui décident sciemment et délibérément de continuer.

Depuis que je suis née, les émissions mondiales de dioxyde de carbone générées par les énergies fossiles sont passées de 14,2 à 36,8 milliards de tonnes en 2022.

Depuis que je suis née, la population d’oiseaux a diminué d’un quart en Europe. Plus des deux tiers de la population animale ont disparu. Des baleines basques, des phoques corses, des bouquetins des Pyrénées et de petits canards méditerranéens que nous ne verrons plus jamais.

Depuis que je suis née, le jour du dépassement – ce moment de l’année où l’humanité commence à consommer plus que ce que les écosystèmes sont en capacité de régénérer – arrive de plus en plus tôt dans l’année : il est passé de fin décembre à fin juillet. Et c’est en réalité une moyenne mondiale qui cache de fortes disparités – en France, ce jour du dépassement arrive dès le mois de mai.

Cinquante ans, ce n’est même pas le début de l’intention d’un clignement d’œil à l’échelle de l’histoire de la planète. Et pourtant, en cinquante ans, notre monde a basculé.

Dans l’Arctique, un nouveau rapport vient d’établir que la glace de mer, aka la banquise, disparaîtra bientôt toute une partie de l’année. En fondant, elle va perdre de son albedo, sa capacité de réfléchissement des rayons du soleil, ce qui va à son tour aggraver le réchauffement climatique. Le dégel du permafrost va libérer de nouveaux gaz à effet de serre, et ainsi de suite – c’est ce qu’on appelle un emballement climatique. Ce phénomène infernal pourrait démarrer dès 2030 et ce, quelle que soit l’improbable réduction de nos émissions d’ici là.

C’est dix ans plus tôt que ce qui était prévu.

Ça devrait être la mobilisation générale, réunions de crise et flash spécial. Et rien, le néant. Entre celui-ci qui, en pleine urgence écologique, demande une pause en matière de normes environnementales – brillant – et celui-là qui envoie des hommes cagoulés au domicile de celles et ceux qui essaient de conserver un monde vivable, pendant que ses collègues prodiguent force courbettes et niches dorées aux pétroliers : on n’est pas sorti d’affaire.

Ces cinquante années perdues, ce demi-siècle dont nous a privés l’oligarchie du fossile, vont nous coûter très cher. Elles sont en train de nous ôter la possibilité même d’une transition planifiée : les chocs les plus sévères commencent à se produire sans que nous nous y soyons préparés.

Quand je pense que ce sont les mêmes qui aujourd’hui suffoquent d’indignation pour un petit coup de manivelle, quelques sacs éventrés ou le démontage d’une pompe… Les mêmes, qui prétendent nous donner des leçons de respectabilité et de responsabilité. … Il va vraiment falloir faire sans eux.

Illustration : Ed Hawkins, Wikimedia : Warming stripes (global, WMO, 1850-2018) – Climate Lab Book. Creative Commons License CC BY-SA 4.0