Chronique rédigée pour le numéro d’été 2024 du magazine Imagine.

De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

On a pu croire pendant longtemps que le problème était un déficit d’informations. Que quand les gens sauraient, pour le climat, la biodiversité, les injustices sociales, le monde changerait. Mais il y a eu des rapports et des bulletins spéciaux, des scandales à répétition, des médias alternatifs et des réseaux sociaux, et l’accès à l’information n’a pas fait la révolution.

Alors, l’impact sur les cerveaux ayant visiblement ses limites, on s’est dit qu’on allait tenter le cœur, les veines, les tripes, et, depuis quelques années, on voit fleurir les appels à créer de nouveaux récits contenant plus d’utopie, de collectif et de ruisseaux, avec l’espoir sous-jacent qu’il serait possible, par la fiction et la création, de faire bouger les lignes.

C’est ainsi que je rencontre régulièrement des autrices, écrivains et artistes qui doutent de la pertinence de leur pratique dans un monde qui sombre et se sentent tenus de mettre à tout prix leurs œuvres au service d’une cause et de messages politiques. C’est tout à leur honneur bien sûr, mais j’aimerais qu’ils n’en fassent rien. Parce qu’on n’a jamais eu autant besoin, aussi, d’espaces “inutiles”, gratuits, simplement beaux, inattendus ou dérangeants. Personnellement, quand j’ouvre un roman, je veux respirer loin de ce monde pendant une heure ou deux, je veux changer de peau, d’horizons, j’ai besoin qu’on m’emmène ailleurs. La dernière chose dont j’ai besoin est qu’on me glisse un tract politique à l’intérieur.

Surtout, cette mode des nouveaux récits me laisse parfois perplexe. Car laisser penser que tout dépendrait de la capacité des individus à renouer avec le vivant ou à exercer leur sensibilité pour changer de comportement relève d’une vision au mieux angéliste, au pire libérale.

Nous avons besoin de nouveaux imaginaires, c’est certain. Mais d’une part, nos imaginaires se nourrissent aussi de luttes – un champ sur lequel se dressent des chapiteaux, des cuisines collectives pour trois cents convives, une balade naturaliste sur une ZAD, l’attente d’un verdict ou le lancement d’une caisse de solidarité créent de la culture et un récit communs. Et d’autre part, une fois les imaginaires décolonisés, encore faut-il ne pas se retrouver pris dans des rapports de domination, des contraintes matérielles qui vous empêchent de bouger, dans un monde dévasté qui fait que vous vous retrouvez là, les bras ballants, la tête pleine de désir et de belles idées mais plus rien à sauver.

Je crois profondément qu’un récit peut bouleverser, décadrer le regard, changer notre rapport au monde. Mais je crois tout aussi fort que si on veut vraiment obtenir une transformation en profondeur de la société, il faut agir simultanément sur trois piliers : la bataille culturelle, certes, et il y a fort à faire, mais aussi la résistance – en s’opposant frontalement à l’accaparement et à la destruction à travers des occupations, des blocages, des désarmements -, et les alternatives, ou actions préfiguratives, qui montrent dès aujourd’hui qu’il est possible de vivre autrement, sans attendre une hypothétique prise de pouvoir, une révolution ou que tout le monde ait lu les bons romans.

L’espoir parfois démesuré placé dans ces nouveaux récits vient je crois du fait qu’on continue à chercher un truc qui n’existe pas et n’existera jamais : une baguette magique. Comme si les livres allaient réussir là où les bulletins de vote ont échoué, comme si tout allait surgir par le récit, comme si une fiction, seule, pouvait changer la vie. Donner chair et sensibilité à des concepts abstraits, rendre la fin de ce monde désirable – si une telle chose est possible-, créer des déclics et générer des actes… Il n’y a pas de raccourci en politique. On a besoin pour ça de tout à la fois : de soulèvements, de fermes et de de romans, d’éthique, de poésie et d’esthétique, de beau et d’utile.

 

Illustration : Zan Zig performing with rabbit and roses, including hat trick and levitation. Advertising poster for the magician (who seems to have left no other trace behind)., 1899. Strobridge Litho. Co., Cincinnati & New York, Public domain, via Wikimedia Commons