Chronique publiée sur Reporterre le 3 novembre 2016. Parce que nos trains le valent bien, une chronique spéciale en trois épisodes consacrée au rail : sa dimension sensuelle et romanesque, la casse qu’en ont fait les politiciens, et enfin, dans le troisième et dernier épisode, un appel au coup de klaxon citoyen.
Voyage, magie, liberté : dans la folie du temps, le train reste une échappée de liberté et de poésie. Dans cette « Ode au rail », notre chroniqueuse célèbre le si beau chemin de fer. (Reporterre)
Moi c’est le sifflet du 23h29. Ce petit coup de brume dans le lointain qui surgit dans la vallée du Diois, se répercute sur les falaises du Vercors, et vient vous rappeler qu’il est l’heure de jeter un dernier oeil à la Lune avant d’aller se coucher. On a tous un souvenir resté dans un train qui s’éloigne ou revient, un attachement de gamin, des envies de transsibérien.
Ces trains de nuit vont et viennent,
brillent et disparaissent,
pareils à des météores
Henry Miller, préface pour Le train bleu de L C Powell
Il existe un rapport sensuel et affectif au train, nourri d’imaginaire romanesque. Encore plus fort dans le cas des trains de nuit et des voyages au long cours. Le bruit répétitif des rails, le balancement qui berce les couchettes, les noms évocateurs de « vallée blanche », « palombe bleue », « le train bleu », les images anciennes de voiture-restaurant surannée, les banquettes en skaï, et les paysages qu’on voit défiler. Des voyages profonds, intimes, qui sollicitent le regard, l’ouie, le toucher.
Le train avait ralenti son allure
Et je percevais dans le grincement perpétuel des roues
Les accents fous et les sanglots
D’une éternelle liturgie
Blaise Cendrars
Bien sur, les trains d’aujourd’hui sont souvent éloignés de ces souvenirs de sépia papier. Les TGV filent si vite qu’on a à peine le temps de capter les arbres couchés, les fleuves fugaces et les champs floutés par la vitesse. Les vitres sont hermétiquement fermées, le wagon bar aseptisé, et les passagers plantés les uns à côté des autres sans un regard de côté.
Mais certaines lignes de trains régionaux ou d’Intercités en ont gardé les qualités. Il suffit pour s’en assurer de prendre le train de nuit de Paris à Briançon. Embarquer un soir d’hiver gare d’Austerlitz, griller une dernière clope sur le quai, frigorifiée, se glisser dans une couchette en se contorsionnant et là, savourer, les yeux entrouverts, de contempler à travers la vitre rayée les néons du quai, pelotonnée dans trois grammes de couverture SNCF.
C’est vrai que j’suis épais comme un sandwich SNCF
Renaud, Marche à l’ombre
Un dedans-dehors qui rejoint presque, un instant, le frisson des bivouacs et le plaisir un peu subversif de dormir à la belle étoile les nuits d’été. Une demie-heure pour s’endormir, une demie-heure pour se réveiller, et en une heure quel que soit le trajet vous vous retrouvez à destination, juste à temps pour le premier café…
Un voyage en train, c’est du temps volé sur le quotidien. Le dernier lieu où l’on lit, faute de wifi, où on s’endort bercée même en plein après-midi, où on laisse le regard planer sur le paysage en laissant divaguer ses pensées. Un des derniers lieux de mixité où se cotoient des familles en loden-mocassins, des passagers clandestins qui jettent alentour des regards inquiets, des personnes agées qui ne savent jamais où mettre leur valise et de jeunes échevelés bardés de sacs à dos.
Le train c’est enfin des images plein la tête de conquête de l’Ouest, des chemins de fer hurlant, l’ére industrielle à vapeur, les wagons blindés, des frayeurs et des yeux écarquillés. Observez n’importe quel gamin au croisement d’une voie ferrée. Lequel d’entre nous n’espère pas encore secrétement que les barrières vont se fermer juste devant, là, vite, pour voir le train passer ? Qui ne s’est jamais exclamé en voyant défiler les wagons sur un paysage de montagnes, Oh regarde ! Le train !
Ô mon amie hâte toi. Crains qu’un jour un train ne t’émeuve plus !
Regarde le plus vite pour toi
Ces chemins de fer qui circulent
Sortiront bientôt de la vie
Ils seront beaux et ridicules
Guillaume Apollinaire
Voilà pourquoi on aime les trains. De manière irréfléchie, spontanée, affective et sensuelle. Voilà pourquoi on rêve encore, au fond de soi, de destins de cheminots au long cours, comme de marins sur un cargo. Voilà pourquoi je me suis retrouvée comme une gamine ravie dans la cabine d’un conducteur de train à crever d’envie d’actionner le signal qui projette le coup de sifflet dans la vallée…
– A suivre…