Un été entre fiction et réalité, Chronique publiée sur Reporterre le 8 septembre 2017
Il y a des saisons comme ça, où se conjuguent curieusement une infinie douceur de vivre et une toile de fond au goût d’apocalypse…
J’ai passé mes vacances chez moi au pied du Vercors, parce que mon vrai luxe, mon doux plaisir est là : à refuser les déplacements motorisés, regarder pousser mon magnolia, effleurer les feuilles du citronnier, rire le cœur léger de voir les chats pourchasser le jet d’eau des tomates, les observer à hauteur d’herbe en prédateurs de lézards.
Lire, contempler, s’émerveiller. Expérimenter l’immobilité quand toute l’année on ne cesse de s’agiter, de sauter d’un train à l’autre et de dormir sous des toits étrangers. Se souvenir aussi qu’au-delà des activités cérébrales, on a un corps qui ne demande qu’à se déployer, s’affermir, se délier.
J’ai enfin pris le temps de gravir mes montagnes, celles pour lesquelles je me bats à la Région le reste de l’année afin qu’elles continuent à vivre tout en conservant leur caractère naturel et sauvage. Et j’ai mis en pratique ce que je ne cesse de défendre en tribune : le temps de la marche, de l’effort, l’émerveillement qui vous prend à surprendre au détour d’une vire un aigle, une biche, une marmotte, à découvrir des tapis d’Edelweiss sur les hauts plateaux du Vercors… Le sentiment de plénitude, de recul et de perspective qui vous saisit du massif des Trois Becs, où la vue porte jusqu’aux Écrins dans les Alpes, vaut toutes les cures du monde. Il rince l’esprit, lave le regard, et le dénivelé franchi assure de passer une bonne nuit de sommeil, le corps étiré, repu et satisfait.
Entre Montélimar et Die, le long de cette petite route qui serpente à travers la campagne, je me demandais si je contemplerais jamais perspectives plus enchanteresses. Henry Miller, Jours Heureux à Die
Je crois de plus en plus qu’on ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer, et j’ai ressenti profondément cet été encore l’importance de pratiquer la nature, d’éduquer à l’environnement, l’urgence d’emmener les gamins des villes à la campagne, en montagne ou à la mer, comme Noah, le jeune homme du désert découvrant l’océan dans le magnifique « Imaginer la pluie ». Noah est un enfant de l’ère post-effondrement, sa mère s’est réfugiée dans le désert et lui a appris à y survivre. Un abri, un puits, quelques lézards, et la dureté d’âme pour seuls outils. Se sentant mourir, elle confie à Noah les mots d’avant, lui explique ce qu’était les villes, la nourriture, les armes, la pluie. Un récit de poésie et d’humanité, en parfait accord de forme et de fond avec l’écriture courte et ciselée de Santiago Pajares. Les romans ont ceci de précieux sur les essais qu’ils ne parlent pas qu’à l’esprit mais aussi au cœur. Aux tripes parfois. Ils s’ancrent dans des trajectoires de vie, s’incarnent dans des personnages que l’on suit, prennent le temps de décrire des sentiments, et l’on s’y projette plus facilement.
Par le jeu de rencontres autour de l’anthropocène, sur les recommandations de Pablo Servigne, de Christophe Bonneuil, de mon père et de la librairie Mosaiques à Die notamment que j’en remercie, j’ai lu cet été toute une série de romans « post-apocalyptiques » : Imaginer la pluie, La parabole du Semeur, Dans la forêt, La femme tombée du ciel… C’est une chose curieuse que de lire ces romans dont certains décrivent une société à feu et à sang, privée d’électricité, d’eau potable, de fraternité… de vivre par procuration l’effondrement d’une société, installée au calme sur ma terrasse, entourée de tant de beauté. C’est une chose curieuse que de lire l’anticipation de ce que l‘on redoute et combat toute l’année. Emballement climatique, pénurie des biens essentiels à la vie, accidents chimiques, rupture des liens sociaux, guerre pour l’accaparement des ressources, effondrement mais aussi redécouverte d’une autre humanité… Cela m’a plongée dans des abîmes de perplexité sur la course du monde, de réflexion sur mon propre discours, de recul sur ma contribution et ma part de responsabilité.
Ces derniers temps, j’ai l’impression tenace que la réalité rattrape la fiction. La société du divertissement du Meilleur des Mondes qui est en train de supplanter celle de 1984, Matrix, Mad Max, Roller Ball, l’intelligence artificielle de Blade Runner ou de Ghost in the Shell, l’indépassable Soleil Vert ou Les fils de l’homme, toutes ces références de dystopies cinématographiques dont je parle souvent dans mes interventions publiques pour mieux toucher les esprits, dessinent les contours d’un éventail de possibles. Des mondes d’après qui ne sont pas certains, mais possibles, et hélas de plus en plus probables. L’arrivée du jour du dépassement dès le 2 août, les dernières données de l’Organisation météorologique mondiale sur la concentration des particules dans l’atmosphère, sur la hausse de la température moyenne, l’élévation des océans, la disparition des glaciers et banquises, le Groenland en flammes, la fonte du permafrost, l’extinction des espèces qui s’accélèrent dangereusement, la multiplication des aléas, incendies, sécheresses, ouragans : les signaux sont de plus en plus inquiétants.
Tous en ce monde sur la crête d’un enfer à contempler les fleurs. Kobayashi Issa
Chez nous, concrètement le manque chronique d’enneigement est de plus en plus visible et commence à alimenter les discussions au café. Les anciens déclarent eux-mêmes ne plus rien comprendre et s’inquiètent de ce nouveau vent tourbillonnant qui n’a cessé de souffler cet été. La pyrale blanche, qui annihile les buis dans nos montagnes et augmente les risques d’incendies, forme de véritables nuées qui de nuit trompent le regard comme autant de flocons de neige en plein été. Jérôme, agriculteur du Diois, me parle des intrusions du gibier qui ne trouve plus de quoi se nourrir en forêt ; les chevreuils viennent déguster de jeunes plants jusque dans les champs ; certains chasseurs comme Christophe s’alarment de la multiplication des sangliers qui sont engrainés pour fournir leurs parties de chasse du week-end aux urbains lyonnais, et menacent le travail des agriculteurs du coin. Dans le milieu paysan, c’est un carnage cette année : la succession de l’épisode de gel puis de sécheresse et de stress hydrique a séché les récoltes de Clairette, mais aussi détruit la moitié de la production de plants de variétés anciennes de Jérôme. Jean-Marie lui a du arroser son blé, une hérésie, et ne sait pas comment il va faire pour travailler la terre pour la saison prochaine, tant elle est dure. Les serres de Julien sont infestées de pyrales. Les noix, les fruits vont se faire rares sur le marché.
Bien sûr, les terres du Diois ne sont pas les plus faciles, la nature du sol, le trop chaud l’été, les gelées printanières qui empêchent de cultiver l’amande ou l’abricot, on le sait. Mais c’est de plus en plus dur. Si ça continue il n’y aura bientôt plus de maraîchers dans le Diois. Un paysan m’explique que des terres cultivées se transforment en champ à chevaux, plus rentable comme activité. Comment en est-on arrivé à une société dans laquelle le fait de nourrir et d’alimenter ne permet plus de vivre, même en ruralité ? Un monde dans lequel le budget consacré à l’alimentation chute tandis que celui consacré au loyer ou à la santé explose. Où les dates de vendange s’accélèrent partout, un monde où les châteaux bordelais investissent dans des vignes en Angleterre. C’est le monde à l’envers.
Bien sûr, tout ce que je viens d’évoquer ne puise pas aux mêmes causes, mais ça crée un paysage d’ensemble, une ambiance, un « climat » dont il faut se saisir d’urgence pour ne pas laisser son caractère anxiogène paralyser l’action, sombrer dans le découragement ou le « à quoi bon ». Peut-être réussirons nous à en extraire un terreau de lucidité propice à décoloniser les imaginaires, à dessiller les sceptiques sincères, à ouvrir les esprits à un autre discours mêlé de décroissance, d’écosocialisme et d’alternatives. J’ai lu quelque part cet été qu’il n’y avait plus lieu de parler de catastrophisme climatique, juste de catastrophe climatique. Je crois malheureusement que c’est vrai. Il s’agit dès lors de fournir des éléments les plus objectifs possibles d’appréhension de ce qui est en train de se passer, et des bifurcations qu’il est encore temps d’engager dans la période transitoire qui s’ouvre. A la fois pour que celle-ci ne soit pas d’une brutalité insupportable pour les plus démunis, les plus exposés, mais aussi pour maintenir la volonté d’action qui fait la dignité du présent, et commencer à dessiner la société d’après, dès maintenant.
Je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. (…) Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. Albert Camus, L’Eté
Il est temps que la « collapsologie » sorte des cercles avertis, s’émancipe d’une vision survivaliste à mon sens réductrice, et commence à pénétrer le grand public et à influer les actes politiques : non pour effrayer, mais pour préparer. L’atténuation, le fait de réduire nos émissions de gaz à effet de serre, reste absolument cruciale. Une étude publiée cet été dans la revue Nature estime qu’il ne nous reste que trois ans pour avoir encore une chance de limiter le réchauffement climatique sous le seuil de 2°C. Il faut donc intensifier le combat. Mais nous devons aussi commencer à réfléchir plus sérieusement à l’adaptation : le changement est là, et la condition pour amortir le choc climatique est de réussir à conjuguer l’urgence climatique et la justice sociale. C’est la nature profonde du projet écosocialiste. Quand je vois le PS belge s’en revendiquer tout en déclarant qu’il faut abandonner la lutte des classes, mon sang ne fait qu’un tour. Et je désespère qu’ils comprennent un jour. Absurdité ! L’écosocialisme ne saurait se mener sans luttes ni conscience de classe. Et ne saurait en aucun cas servir de paravent idéologique aux politiques libérales que mènent ces partis comme nous l’avions déjà fait savoir à Monsieur Cambadelis en 2015.
Le changement climatique peut être considéré comme la traduction atmosphérique de la lutte des classes. Naomi Klein
La relève est ailleurs, l’avenir est à regarder du côté des nouveaux mouvements climat, de Bizi, d’Alternatiba, du côté de la France Insoumise, d’Attac, et des passerelles entre toutes ces dynamiques : car là se mêlent le souci social et environnemental, là on a compris que c’est du côté de l’oligarchie que se jouait la lutte contre l’exploitation et la prédation, là on a compris que nous sommes les 99 % qui peuvent encore tout changer.
Bonus : la vidéo de notre débat sur les nouvelles stratégies des mouvements climat aux journées d’été de la France Insoumise à Marseille avec Pauline Boyer (ANV-Cop21), Gabriel Mazzolini (Amis de la Terre), et la réalisatrice Sandra Blondel (Irrintzina, le cri de la génération climat) : https://www.youtube.com/watch?v=qlA4xyNEWK4&feature=youtu.be