Avant le meeting populaire de cet après-midi à Tunis, je vole un peu de temps aux rues écrasées de chaleur pour reprendre le fil de mon récit. Nous revenons du carré des martyrs du cimetière Djellaz à Tunis. Un endroit magnifique, peuplé d’acacias et d’eucalyptus. Le rendez-vous était matinal pour échapper au pic de température annoncé aujourd’hui. Très touchée d’être accueillie sur place par Mbarka Brahmi, la veuve de Mohamed Brahmi assassiné il y a deux ans jour pour jour. C’est Mbarka qui me prend le bras et m’entraine sur la tombe où nous restons côte à côte, enlacées. Elle qui me guide vers la tombe voisine de Chokri Belaid, assassiné quatre mois avant son mari, en février 2013.
Cette mission oscille sans cesse entre la beauté et l’horreur, entre témoignages violents et instants incroyablement chaleureux.
Et j’en arrive à une autre partie difficile à exprimer. Notre visite de jeudi soir à Sousse. Après deux heures de paysages de forêts d’oliviers, une pause sur le bord de la route à se rafraichir d’amandes et de thé, on traverse El Kantaoui, ses parkings désertés en plein mois de juillet, jusqu’à l’hotel et la plage où en juin dernier au moins un individu armé s’est mis à tirer. Sur la plage, dans la piscine, les allées, jusqu’au hall et au premier étage de l’hotel. Quarante minutes de folie meurtrière et de carnage.
Après être restés bloqués à l’entrée un moment, nous traversons avec Hamma Hammami et Mbarka Brahmi cet endroit fantomatique, un palace inoui, immense, vide. Le chemin est long de l’entrée jusqu’à la plage, on mesure le temps qu’il faut pour le parcourir, chaque minute, à traverser un hall démesuré, des escaliers, une terrasse, la piscine, des escaliers à nouveau…
Et naturellement on ne peut s’empêcher de superposer à cette apparence de calme et de volupté le bruit des coups de feu, les hurlements et les victimes terrorisées.
C’est un décalage saisissant. Un sentiment très étrange, que j’ai vécu déjà une fois auparavant. A Hiroshima, curieusement. Sur ce memorial incroyablement heureux et paisible, aux pelouses qui donnent envie de s’allonger dans l’herbe sur fond de chants d’oisaux et de cris joyeux d’enfants.
Sous ce ciel bleu, la terreur devient presque surnaturelle. Comme une anomalie de persistance rétinienne. Et les pieds nus dans le sable fin face à la Méditerranée, devant ce bouquet que nous venons de déposer, je retrouve cette même impression. De violence et de beauté mêlées.