Chronique publiée sur Reporterre en deux temps, le 7 mars et le 8 mars 2017
1. L’unité de la gauche ne peut se faire que sur des principes forts
On m’a fait remarquer que mes chroniques se faisaient de plus en plus poétiques et contemplatives, empreinte de nature et de paysages, de moins en moins « politiques ». C’est vrai, je l’admets. Et franchement, j’aurais préféré continuer, tant en ce moment mes merveilleux insignifiants m’aident à respirer. Mais avec l’allocution de François Fillon, ce 1er mars, convoqué en vue d’une mise en examen et qui se maintient, l’atmosphère irrespirable de cette élection est montée d’un cran anxiogène et tout semble pouvoir arriver, pour le meilleur comme pour le pire.
Je me faisais un peu l’effet d’un cachalot qui saute par-dessus la surface de l’eau en y laissant une petite trace provisoire d’écume, et qui fait croire, veut croire ou croit peut-être effectivement lui-même qu’en dessous, là où on ne le voit plus, là où il n’est plus perçu ni contrôlé par personne, il suit une trajectoire profonde, cohérente et réfléchie. »
Michel Foucault
J’ai essayé de résister au tourbillon, me tenant légèrement en retrait, en observatrice active, bienveillante et critique. Je ne tiens pas à me rejeter à corps perdu dans l’animation d’une campagne électorale, j’en ai vécu six en sept ans. Mais, au vu de la période, des sollicitations — légitimes — pour faciliter ou commenter les pas de deux, et donner mon analyse, je me suis fait violence. La dégradation de la vie publique dans notre pays devient tellement inquiétante, et j’ai tant l’impression parfois qu’on perd de vue les vrais enjeux… Alors voilà, quelques avis. Ils n’engagent que moi, mais le nez dans le guidon produisant rarement de bonnes stratégies, ceux-ci ont au moins le mérite d’être empreints de Vercors et de poésie.
Au PS, « la rupture annoncée par Benoît Hamon n’est pas encore arrivée »
D’abord, sur le débat qui a agité nos réseaux et pris tant d’énergie : l’« unité ». Sincèrement, j’adorerais savoir ce qu’il faut faire, ce qu’il fallait faire. J’y aurais mis toute mon énergie. Mais ce n’est pas si simple. J’entends celles et ceux qui, à gauche, appellent à l’unité avec Benoît Hamon. Ce désir d’unité s’exprime, il est réel. Il est sincère et légitime. Je l’entends parce qu’à force de dire qu’il y a urgence, climatique et sociale, on n’a plus envie d’attendre. Et je l’entends parce que je vois moi aussi le danger montant du FN. On a malheureusement dépassé ce que le « vote utile » pouvait représenter en 2012, les barrières volent entre libéraux de toutes rives, et je ne crois plus au plafond de verre qui empêcherait Marine Le Pen d’accéder au pouvoir. Je vois au contraire grandir le nombre de celles et ceux qui ne retiennent plus leurs mots sur les réseaux sociaux. Je vois les jeunes, les classes populaires. Je vois les digues rompues par Nicolas Sarkozy entre la droite et le FN laisser un flot de haine s’écouler, bercé par la précarité que le quinquennat Hollande qui vient de s’écouler n’a fait que renforcer. Mais précisément, pour cette même responsabilité, j’entends aussi celles et ceux qui ne veulent plus entendre parler du PS, quand bien même il changerait de nom et s’appellerait Benoît Hamon. Bien sûr, la primaire du PS a changé la donne, et Benoit Hamon ne porte pas le même programme que Manuel Valls ou Jean-Christophe Cambadelis. Bien sûr. Mais pardon, en 2012, François Hollande aussi déclarait la guerre à la finance, promettait la proportionnelle et un début de sortie du nucléaire.
Comme la vie est lente,
Et comme l’Espérance est violente. »
Guillaume Apollinaire
C’est là où le bât blesse. Parce que le PS, ce n’est pas que des individus de plus ou moins bonne volonté. C’est un appareil, avec des enjeux de pouvoir, des salariés, de l’argent, composé de responsables qui ont commencé la politique à quinze ans, formatés au biberon des MJS [Mouvement des jeunes socialistes] et de l’Unef [Union nationale des étudiants de France]. Une machine avec des intérêts si étroitement croisés que tous ces gens-là se tiennent par le nez. Et la rupture annoncée par Benoit Hamon n’est pas encore arrivée. Car sinon, pourquoi n’aurait-il pas été possible d’accéder aux garanties demandées par Jean-Luc Mélenchon pour engager le débat ? Pourquoi retrouverait-on dans l’équipe de campagne et dans les candidats aux législatives adoubés par Benoit Hamon, ceux-là mêmes que nous n’avons eu de cesse de combattre pendant cinq années… Ceux-là mêmes qu’il n’a cessé de pourfendre lorsqu’il était frondeur ? Comment imaginer que Myriam El Khomri, candidate aux législatives, portera l’abrogation de la loi El Khomri, de son nom de ministre ? Même au PS, il y a des limites à la schizophrénie.
Je garde, comme de nombreux militants sincères, l’espoir que le PS finira par se scinder et j’aurais aimé, clairement, qu’à la suite de cette primaire, tous les libéraux partent chez Emmanuel Macron. On aurait pu alors discuter sur des bases partagées. Mais on n’y est pas et les rapports de forces internes au PS n’ont, je le crains, pas fini de tourner…
Ni baguette magique ni manichéisme
Alors oui, il y a un désir d’unité, qu’on ne peut mépriser, mais il y a aussi des raisons de fond qui l’aurait rendu politiquement caduque aujourd’hui, voire contre-productif pour demain. Les solutions immédiates ne sont pas toujours les meilleures, combattre n’est pas insulter, et on peut entendre sans approuver… Ça vaut pour les deux côtés. Ce serait plus facile de se dire qu’on a raison et que les autres n’ont rien compris. Mais en politique, il n’y a ni baguette magique ni manichéisme. C’est parfois compliqué de faire simple, mais ce n’est pas une raison pour sombrer dans la facilité. C’est pourquoi je suis toujours stupéfaite de ceux qui savent exactement ce qu’il convient de faire et tranchent à grands coups de « oui ! », de « non ! » et de pétitions. De ces certitudes qui s’étalent sous forme d’insultes sur Twitter. Non, les choses ne sont pas si évidentes, et refuser d’en voir la complexité ne la rend pas plus simple, de même que crier plus fort ne rend pas une idée meilleure. J’entends, donc… Je lis, je rencontre, je consulte et j’écoute. Tous les avis.
La tentation est grande d’en rabattre pour combattre, face au péril brun. Mais c’est dans ces moments complexes qu’il est important de disposer de lignes rouges, car à se précipiter, on prend le risque que le remède se révèle pire que le mal : cette unité, si elle se fait sans principes forts sur le fond, sans garanties, ne peut que ternir davantage la politique, et achever de briser toute confiance des citoyens dans leurs représentants. Les lignes rouges, ce ne sont pas des gadgets cosmétiques : ce sont ces fondamentaux qui garantissent de ne pas se retrouver dans la situation d’un Alexis Tsipras en Grèce, signant le mémorandum que le peuple grec venait de refuser par referendum. La situation de l’Italie, où la gauche a fini par disparaître du Parlement. La situation de toutes celles et ceux qui, sincères ou non, ont peu à peu tué l’idée même de gauche par leurs renoncements.
Les lignes rouges, c’est ce qui nous permet d’affirmer que jamais nous ne reviendrons devant les électeurs une fois au pouvoir pour leur dire : « Ah non, pardon, ce qu’on vous disait pendant la campagne, en fait, on ne peut pas. » Voilà le pourquoi de nos positions que d’aucuns jugent trop dures sur l’Union européenne : être prêts à la rupture avec les traités, se mettre en capacité de sortir de la zone euro dans le cadre d’un « plan B » [1], si les négociations n’aboutissent pas, tout ça en fait c’est juste la condition de mise en œuvre de notre programme. D’une confiance retrouvée avec les citoyens. La garantie de ne pas revenir leur dire que, désolés, on est pieds et poings liés.
2. Campagne présidentielle : que chacun agisse là où elle se sent utile
A l’occasion de la Journée des droits des femmes, Reporterre se met au féminin. Car la règle de grammaire française qui fait que « le masculin l’emporte sur le féminin » relève d’une application dans le champ linguistique d’un certain sexisme. Pour ce 8 mars, nos articles ont donc tous été écrits selon la règle « le féminin l’emporte sur le masculin ».
Il y aura donc deux candidats, après le retrait de Yannick Jadot : Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon. Deux lignes qui ne se seraient pas forcément additionnées, car nombre d’Insoumises n’auraient pas suivi, de même que de nombreuses membres du PS n’auraient pas voté Jean-Luc Mélenchon, et se seraient simplement tournées vers Emmanuel Macron. L’unité ne provoque pas toujours des additions. Et l’on aurait perdu tout le travail de conscientisation, tout le travail d’élaboration du projet, tout le quadrillage de terrain pour faire reculer l’abstention en allant chercher les déçues de la politique. Alors des regrets, oui, on peut en avoir, mais pas à n’importe quelles conditions. Et là, elles n’y étaient pas.
Il y aura donc finalement deux stratégies aussi. En toute franchise, je ne sais pas s’il fallait engager dès aujourd’hui un pôle de recomposition à gauche ou creuser le sillon du mouvement sans concession. On a essayé tant de choses déjà, de la création du Parti de gauche au Front de gauche, en passant par le Rassemblement citoyen en Auvergne–Rhône-Alpes pour les régionales. Je ne me sens vraiment pas en position de donner des leçons. Mais, quel que soit le résultat de ces élections, une page nouvelle va s’ouvrir, et je ne me résous pas à laisser le PS s’y arroger une place centrale. L’insoumission devra y tenir toute sa place. Car franchement, j’éprouve un drôle de sentiment à l’idée que l’espace abandonné par le PS, et que nous avons occupé à gauche contre vents et marées avec le PG depuis près de dix ans, puisse aujourd’hui bénéficier à Benoît Hamon.
Mais pour l’heure, il faut avancer. Que chacune agisse là où elle se sent utile, qu’au moins le niveau de conscience politique dans ce pays en ressorte augmenté.
Ces politiques de droite dure détruisent des vies
Et juste, une dernière chose : j’aimerais tant collectivement qu’on en revienne à des principes clairs, qu’on se distingue de la médiocrité ambiante et qu’on se souvienne que si l’on fait de la politique, c’est pour l’intérêt général, et qu’il ne s’envisage que sur le long terme. Mon ennemie à moi dans cette élection, c’est avant tout la droite et le FN, les tenantes du libéralisme, qu’il se pare de nouveauté ou qu’il s’assume débridé, et je suis navrée de voir les nôtres décrocher leurs plus belles flèches sur EELV, sur le PCF ou sur les proches de Benoît Hamon. Je ne peux m’empêcher de penser que le pire est possible (et je n’ai pas besoin pour ça qu’on vienne m’insulter en me disant que je fais le lit du FN : je ne suis pas responsable de l’austérité et des reculs sociaux des gouvernements précédents, pas davantage que je ne me sens comptable des affaires Cahuzac ou Fillon).
Mais, précisément parce que ce pire est possible, je demande qu’on s’y attarde deux secondes, au-delà de l’échéance des élections. Sans catastrophisme, mais avec lucidité. Demain, il existe un risque non négligeable qu’on se retrouve toutes ensemble dans le camp de l’opposition, et que cette opposition-là doive s’appeler Résistance. Je suis élue dans la Région présidée par Laurent Wauquiez, ça vous forge une idée. Chaque jour, je me bats, chaque jour j’en vois les dégâts : des effets très concrets. Au-delà des discours et des tactiques électorales, il y a une réalité matérielle, dans la vie des gens, et ces politiques de droite dure détruisent des vies. Si le laboratoire qu’on vit ici en Région s’étend au pays, on a intérêt à se tenir prêtes et on ne sera pas trop nombreuses. Alors, qu’on soit triste, déçue, ou en colère, oui. Mais évitons de nous montrer haineuses ou sectaires.
Et la colère commence à luire dans les yeux de celles qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. » John Steinbeck
Enfin, n’oublions pas qu’il y a une vie dehors. Replaçons les priorités, recentrons les enjeux. Levons le nez : il se passe des choses dans les rues de notre société. Des gens qui crèvent de misère, des violences policières et des gamines qui ont la haine, des projets à la con qui engloutissent des millions, un dérèglement climatique qui menace les conditions de vie humaine sur Terre, un jeu international de plus en plus nauséabond… Et en réalité, sorties des cercles militants, la plupart des gens n’ont pas le début d’une idée de ce qu’elles vont voter. Le climat est mauvais, très mauvais. Et tout est possible. Alors, quand je vois les nôtres se pouiller entre eux, quand je vois des citoyennes traditionnellement de gauche revendiquer l’abstention, quand je vois les scandales de corruption, j’ai peur qu’on perde de vue ce qu’on fait, et pourquoi on le fait. Nous avons une campagne à mener. Elle doit être ancrée dans l’actualité, en lien avec le quotidien que vivent les citoyennes : réactive, intelligente et fondée sur le sens commun.
L’étincelle de l’insurrection peut surgir de manière inattendue
Que toutes celles et ceux qui prônent l’unité la mettent en œuvre, concrètement. Nous ne manquons pas de luttes à mener ni d’espaces où l’exprimer, pour la démonstration. La question de l’« unité » ne peut pas se résumer à celle de la candidature à la présidentielle, et les grands mouvements sociaux ne se sont jamais laissés enfermer dans un calendrier. Alors, arrêtons de nous rendre prisonnières des échéances électorales, qui sont en réalité les pires périodes pour discuter sereinement. Retrouvons-nous dans les luttes écologiques et sociales. Que l’on voit le PS dans les prochaines mobilisations. Qu’on l’entende sur l’état d’urgence et la répression syndicale, qu’on se retrouve à Notre-Dame-des-Landes, en manifestation pour nos retraites, contre la loi Travail, pour la commémoration de Fukushima. L’unité ne fait pas que se discuter à coups de tribunes, de pétitions, ni dans des discussions d’appareil : elle se construit dans l’action.
Être de gauche, c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi : être de droite, c’est l’inverse. »
Gilles Deleuze
Avec la posture anti-juges de François Fillon, ses propos réactionnaires qui rejoignent ceux de Marine Le Pen, on a passé un cran. Cela fait deux candidates qui dressent leur électorat contre les principes républicains. Et, à force, il n’y a pas que la Ve République qui pourrait y passer. Alors le temps de l’observation critique est passé. Face à cette marche de droite, nous marcherons le 18 mars à la Bastille contre la corruption du système, pour une VIe République enfin populaire et sociale. Une occasion de marcher dans l’unité, précisément. Personnellement, j’y serai.
Quoiqu’il arrive le 7 mai, n’oublions pas que l’étincelle de l’insurrection peut surgir de manière inattendue, on l’a vu ces dernières années au Brésil en 2013, ou en Tunisie en 2010. Nous avons le devoir de nous tenir prêtes à y répondre, d’où que vienne cette étincelle, avec un projet d’intérêt général et un réseau structuré de militantes et de citoyennes organisées, prêtes à se mobiliser. Pour que la colère ne bascule pas du côté de la haine. Alors pour l’heure menons campagne, mais n’oublions pas qu’il y a des ponts à maintenir. Et que le niveau d’urgence nous impose un autre niveau d’exigence. Nous n’avons jamais eu autant besoin de projet, de radicalité et d’aménité.
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[1] Voir cette note. Je serai au prochain sommet consacré à ce plan B, à Rome, le 11 mars, et un livret thématique est en cours.