Septième chronique de ma série “Anticipations'” sur les fictions de l’effondrement.
Dans I Am Legend (2007), une manipulation génétique destinée à sauver l’espèce humaine a finalement provoqué son extinction – ou plus précisément sa mutation. Un homme en réchappe. Il est noir, jeune, sportif, militaire gradé, expert. C’est le dernier homme sur Terre, un thème récurrent du roman post-apocalyptique et du cinéma d’anticipation. Presque le dernier : il y a une survivante, une évangéliste gentiment illuminée et pétrie d’espérance.
Dans The World, The Flesh And The Devil (1959), c’est une guerre nucléaire qui a radié les êtres humains de la surface de la planète. Le survivant, Ralph Burton, est un mineur afro-américain. La survivante, une jeune et jolie blanche de bonne famille. Et on est encore à l’époque de la ségrégation raciale aux États-Unis.
En guerre contre les mutants que sont devenus les humains après la pandémie, Robert « Legend » Neville vit seul avec son chien et son stock d’armes, dans une ville retournée à l’état sauvage. La végétation s’est emparée du bitume. Des arbres poussent dans les interstices du béton. On ne peut s’empêcher de penser à Tchernobyl, où les populations de cerfs et de sangliers ont explosé. Ou à la zone contaminée de Fukushima, où ce sont les ratons laveurs et les cochons sauvages qui se sont multipliés : ces nouveaux sangliers sont passés de 3 000 à 13.000 individus en deux ans. Et il faut reconnaître le caractère jubilatoire des décors du film, l’exultation à voir ces bandes de cervidés s’éparpiller en bondissant au milieu des voitures à l’arrêt.
Comme il y a une légère ivresse, un vertige à imaginer la profusion de possibilités ouvertes par l’abolition soudaine et totale de la propriété privée.
La ville est devenu un désert de liens, mais aussi un océan de biens. Dans The World, The Flesh And The Devil, il n’y a soudain, pour l’ouvrier comme pour la bourgeoise, qu’à tendre la main pour changer de maison chaque jour, s’inviter dans les plus belles salles de restaurant, emprunter un costume de luxe ou une robe de bal qu’on ne prendra même pas la peine de laver, des assiettes fines et délicates qu’on jette par la fenêtre après les avoir utilisées. Un pur fantasme d’hubris et de démesure – sans vergogne ni remords, puisque l’effondrement est arrivé. Une pensée entre sacrilège et péché en ce début de 21e siècle, où la seule perspective d’avenir passe par la pondération, la mesure et la sobriété – volontaire ou forcée.
Le paradoxe d’une société de l’abondance par le vide.
Mais Neville est un officier. Il ne baguenaude pas dans la porcelaine et la soie, il a une mission. Sauver l’humanité. Alors il capture des mutants pour recommencer l’expérience : trafiquer le vivant, l’injecter, observer, compter les morts et recommencer. Aveuglé par une volonté de fer et animé d’un objectif dont rien ne peut le dévier : celle de retrouver l’humain d’avant. Obsédé par le retour en arrière, Neville passe à côté du monde d’après : tout mutants qu’ils sont, ses cobayes ont conservé leur part d’humanité. Et cette capacité à ressentir, aimer, se battre et planifier, retire au dernier homme sur Terre, leur tortionnaire, sa propre humanité.
La notion de classes et l’examen du tabou racial de la fin des années cinquante ont été remplacés dans les années 2000 par la rectitude militaire et le héros survivaliste. Mais la nature demeure et dans les deux cas, la fin du monde aura au moins gagné un point : tout est à nous, enfin.
The World, The Flesh And The Devil (Le Monde, la chair et le diable) – Ranald MacDougall – 1959
I Am Legend (Je suis une légende) – Francis Lawrence – 2007