Réflexion à partir d’un roman organique et puissant, Dans la Forêt de Jean Hegland, sur notre capacité à réconcilier charnel et cérébral, à envisager la biodiversité comme source et non comme puits, et à cheminer sans attendre la fin du monde vers une humanité renouvelée. Troisième chronique de ma série Anticipations sur les “fictions de l’effondrement”.

Dans la forêt

On oublie trop souvent que la libido, transformée un peu rapidement par les Freudiens en synonyme de pulsions sexuelles, est avant tout l’énergie qui sous-tend les instincts de vie. Dans la Forêt est un texte vivide et charnel, empreint de cette farouche envie de vivre, de survivre, entre rage et désir.

Dans la Forêt est un premier roman écrit il y a 20 ans. Pas une fresque post-apocalyptique : dans la Forêt il n’y a pas d’émeutes, de chars ni de grandes scènes d’affrontements, mais deux jeunes sœurs, Nell et Eva, de 17 et 18 ans. Unité de lieu, une maison dans la forêt, un monde sans extérieur. De celui-ci, il ne reste rien : plus rien ne fonctionne, plus rien ne vient. La société s’est effondrée sous ses excès.


Entre flash-backs de la vie d’avant et résolution au quotidien d’une somme de grands et petits problèmes inédits que font surgir isolement et pénurie, Nell et Eva doivent apprendre à vivre avec ce qui reste et s’amenuise. Danser sans musique, lire chaque entrée de l’encyclopédie encore et encore, improviser Noël autour de fins de bougies consumées. Un cahier, un stylo pour écrire deviennent le plus précieux des cadeaux, des chaussons de danse élimés rafistolés font office de renaissance. Et quand les vestiges de l’ancien temps finissent par s’épuiser, il faut choisir entre prudence et élan. Dernières gouttes de pétrole, dernières conserves, dernières chandelles, dernières réserves font éprouver aux deux jeunes femmes l’oscillation entre une sage restriction et l’envie irrépressible de tout cramer dans une ultime explosion de joie, éphémère mais sublime.

Apprivoiser sa propre nature animale, l’approcher doucement, surmonter les peurs ancestrales tout en écoutant son cerveau reptilien, redécouvrir son corps et ses besoins, ses limites et ses capacités réelles. Se dépasser, sans s’abîmer. L’intérêt de ce roman anti-survivaliste est de nous faire vivre avec deux femmes qui n’ont rien de guerrières-soldats. Face à un contexte entièrement bouleversé, d’une soudaineté imprévue et d’une ampleur angoissante, elles ne sont pas préparées, pas entraînées. Mais elles s’aiment et veulent vivre. Nell et Eva vont devoir apprendre à retrouver en elles-mêmes leur propre part d’animalité quand il s’agira d’aller chercher en forêt ces services écosystémiques depuis trop longtemps oubliés. Se soigner, se nourrir, hésiter devant des plantes qui peuvent guérir ou tuer. Sans pour autant jamais renoncer à l’écriture, à la danse. Réconcilier charnel et cérébral, redevenir Une.

Dans la Forêt est un récit de sororité, mais au-delà c’est le conte d’une humanité retrouvée, augmentée – non d’appendices électroniques géolocalisés, mais du lien organique qui nous lie au vivant, aux non humains, qui nous raccroche au présent et nous invite à puiser dans la nature de quoi vivre, à envisager la biodiversité comme source et non comme puits.

C’est un roman d’une puissance sourde, organique et poétique, qui brouille les frontières que nous avons nous-mêmes tracées entre l’Homme et son environnement, sans pour autant verser dans l’angélisme – l’expérience est dure – ni dans l’antispécisme : les deux héroïnes conservent entière leur part d’humanité, leur soif de culture et d’intellect, leurs fêlures humaines. Nell et Eva sont comme deux animales domestiquées qu’on aurait relâchées en forêt et qui ne savent plus quoi faire de leur liberté. Il est remarquable que la danse, expression par excellence du corps et de l’esprit mêlés, soit au cœur de ce récit.

On ne trouvera pas Dans la Forêt de programme politique, pas de solutions institutionnelles ni de collectif organisé, mais un appel à interroger notre capacité intime à développer des facultés d’adaptation et de résilience en nous ouvrant au monde qui nous entoure. Il ne s’agit ni de glorifier un retour aux sources, ni d’apposer quelque morale à la nature : des mousses humides, des souches qui pourrissent, un arbre refuge et des racines, la forêt de Jean Hegland n’est ni hostile, ni accueillante, elle est. Aux filles d’y trouver leur place, d’en tirer ce dont elles ont besoin et, à tâtons, de bâtir leur nouvelle humanité. On n’est pas obligé d’attendre la fin du monde pour commencer.

Dans la forêt, de Jean Hegland, éditions Gallmeister – 2017 (édition originale 1996)