Deuxième chronique de ma série Anticipations, sur les “fictions de l’effondrement” – récits, livres et films d’anticipation à visée politique – et ce qu’elles nous disent du présent. Une tentative de renouveler les formes du discours politiques et d’y inclure poésie, culture et dystopies.
Pour cette chronique filmographique, des imminences de fin du monde et une réflexion sur les Cassandre de la collapsologie, avec le magistral Dernier Rivage dans le rôle titre.
Le dernier rivage
Menace de missile balistique sur Hawaï. Mettez-vous immédiatement à l’abri. Ceci n’est pas un exercice.
C’est le message qu’ont reçu les habitants de Hawaï le 13 janvier à 8h07. Le démenti officiel n’est arrivé sur les portables que 38 minutes plus tard. 2280 secondes de suspension d’une vie… Passée l’alerte, des Hawaïens ont témoigné de ce qu’ils avaient fait durant ces quelques minutes d’apocalypse programmée.
– “J’ai ouvert une bière et je suis allé m’asseoir dehors dans mon jardin et j’étais prêt à regarder le spectacle. Je veux dire, que pouvais-je vraiment faire ? Je vis sur une partie de l’île qui serait foutue en cas d’attaque”
– “Je me suis saoulé après 4 ans de sobriété”
– “J’ai fini mon petit-déj’, je l’ai mangé dans la baignoire, au cas où”
Que se passe-t-il dans la tête des gens quand il reste une heure, deux jours, trois semaines à vivre dans un monde condamné ?
Dans Miracle Mile, film de série B apocalyptique de 1988, un homme intercepte par hasard un appel téléphonique : un militaire paniqué lui annonce que la bombe est lancée. Il ne leur reste qu’1h10 à vivre. Le chaos est quasi instantané. A celles et ceux qui cherchent par tous les moyens à s’enfuir, répond une image magnifique et déroutante, celle d’un couple de vieux dans leur voiture, sourires en bandoulière et mines ravies. Deux amoureux qui, après avoir passé toute leur vie ensemble, s’étaient fâchés et ne se parlaient plus depuis des années. Il faut les voir refuser poliment de se joindre à une opération de sauvetage, en affirmant dans un clin d’œil gourmand qu’ils s’en vont vivre leur dernière heure, de nouveau réunis par l’imminence du danger, à fumer en riant et boire enlacés et manger gras et faire tous ces trucs délicieux défendus au nom de la longévité.
On the Beach, lui, date de 1959. Autre époque, même danger. On est en Australie, la troisième guerre mondiale a été déclenchée et les radiations nucléaires s’avancent lentement, inéluctablement, vers le dernier rivage encore en vie dans un monde contaminé. Chacun s’y prépare à la mort, semaine après semaine, chacun à sa manière. Un pêcheur qui préfère mourir en mer, les courses folles en Ferrari d’un vieux célibataire, les amours tourmentées du couple magistral formé par le très droit capitaine Gregory Peck et la flamboyante Ava Gardner, toute au chic d’une époque passée où l’on s’enivre de cherry en robe de bal, dans une oblivieuse nécessité.
Enfin dans un des précurseurs du genre eschatologique, La Fin du Monde de 1931, ce n’est pas encore un missile, ni une bombe nucléaire, mais une comète qui s’apprête à détruire la Terre. Certains veulent créer une république pacifique à l’échelle mondiale, d’autres paniquent ou prient. Mais les plus nombreux s’étourdissent d’orgies, de débauche et de volupté.
Face à l’effondrement qui vient, l’alternative se poserait donc entre le chaos d’une fuite sans issue, la sidération effarée, le vain appel à une puissance divine ou à des appartenances sectaires, et des errements orgiaques – des corps ou de la consommation- dépourvus d’esprit ? Si tout est fini, alors tout serait permis ?
C’est un des risques de la théorie de l’effondrement que redoutent et pointent les critiques : que l’inéluctabilité annoncée de la catastrophe pousse à la résignation et à l’inaction. C’est oublier que nul Carpe Diem ne saurait se satisfaire de l’absence de dignité. Et que regarder en face la catastrophe n’implique en rien de la laisser advenir sans réagir, ni d’ignorer la capacité que nous avons d’influer sur ses modalités. Dire la catastrophe n’est pas la créer ; les Cassandre d’aujourd’hui comme d’hier ne sont que des messagers.
Prévenir -dans les deux sens du terme- pour agir, c’est la finalité de nouveaux courants de pensée qui se développent au sein de la collapsologie. A l’inverse du survivalisme, qui diffuse une vision très individualiste -et in fine libérale- de la survie, ils mettent en exergue l’importance de l’entraide, de mesures sociales et collectives, pour organiser une transition juste et amortir le choc de la catastrophe, notamment sur les plus démunis. C’est tout l’enjeu de sortir du laisser-faire actuel – qu’il soit ignorant, empreint de déni ou séquestré par la main-mise d’intérêts particuliers qui paralysent l’action bien plus sûrement que la lucidité – et de passer au double impératif d’atténuation et d’adaptation au changement climatique, en propulsant puis en amplifiant la capacité de rebond-refonte de la société en tant que corps organisé.
Ces dispositifs cruciaux d’anticipation, d’accompagnement et de résilience face à la catastrophe, ont besoin de la reconnaître comme telle et de se frotter à l’acuité du réel pour se mettre en mouvement, sérieusement et urgemment. Le présent doit parfois faire un détour par la dystopie pour mieux se dessiller, revenir au réel et y lutter, muni des bons outils et d’un pessimisme éclairé d’une volonté renforcée.
La dernière image du Dernier rivage montre une banderole, ultime vestige d’un monde humain dévasté, sur laquelle il est inscrit « There is still time… brother » – Il est encore temps, mon frère.
Miracle Mile (Appel d’urgence) de Steve De Jarnatt, 1988
On the beach (Le dernier rivage) de Stanley Kramer, 1959
La Fin du monde d’Abel Gance, 1931