Texte rédigé à la fin de l’été 2023, à l’invitation du collectif du Loriot pour l’ouvrage collectif “Avoir vingt ans à sainte Soline”, avec leur autorisation de mise en ligne, en cette veille de mobilisation contre les mégabassines. Illustration : couverture du livre par clubdebridge.
Quand on m’a proposé d’écrire ce texte, j’ai accepté par réflexe. Parce que je savais qu’il y aurait un avant et un après Sainte Soline. Il y avait des réflexions à poser, des solidarités à affirmer, cela ne m’a pas traversé l’esprit de décliner. Puis j’ai regretté : j’étais incapable de trouver l’angle adapté parmi des dizaines de possibilités. Je n’avais pas envie d’écrire sur les violences policières et la répression judiciaire, d’autres le font et de manière mieux informée. Je ne voulais pas d’intergénérationnel formaté, ni raconter mes vingt ans dont on n’a que faire, ni écrire la Lettre d’une cinquantenaire à la jeune génération. Je n’ai pas de leçons ni de conseils à prodiguer, dans une ère de tourments dont l’issue est certainement plus complexe que tout ce qu’on aimerait décréter. Enfin j’ai déjà écrit tout ce que je pouvais tirer de mon expérience politique de ces quinze dernières années et je déteste me répéter.
Le 25 mars 2023, j’étais à 600 kilomètres de Sainte Soline. Avec une amie proche, nous attendions avec inquiétude devant le Tribunal de Valence la sortie de garde à vue de son fils, tout juste majeur. Je jetais de temps en temps un œil sur les informations en provenance des Deux-Sèvres, mais ce n’est que le lendemain que j’ai pleinement réalisé le déluge de feu, le déploiement policier, la peur, les blessé-es. Le choc de moyens disproportionnés, démesurés, débridés, les 42 grenades tirées chaque minute à l’aveuglette dans un immense nuage de fumée sur des personnes désarmées, des armes de guerre susceptibles de mutiler et de tuer, utilisées pour protéger un trou dans le sol, pour dissuader des dizaines de milliers de personnes de recommencer – des moyens visant à terroriser.
Mon premier réflexe n’a pas été politique, mais tout simplement humain. J’ai tremblé pour vous, Claire, Margaux, Rose, A., Elo, Anaïs, Maya, Noush. J’étais à peu près sûre que vous y seriez. J’étais sidérée, je n’ai même pas pensé sur le coup à vous appeler. Puis je n’ai pas osé. C’est une amie commune qui m’a rassurée.
Parmi ces corps suffocants, ces silhouettes à terre, au milieu des ombres qui couraient en tout sens et criaient, face à ces images de guerre, j’ai pensé à vous non comme à des militantes féministes, écologistes, ou membres d’un soulèvement, mais comme à des jeunes femmes de chair et de sang, faites de tissus et de ligaments. A vos corps défendants.
J’aurais voulu être à vos côtés, physiquement. Comme nous l’avons été dans nos baignades d’été, nos embrassades et nos chants, dans la joie de nos corps libres, intacts et vivants. Ces corps déjà si souvent malmenés, que la mode veut enfermer dans des normes impossibles, que la publicité érotise, que des hommes violentent, que les fanatiques veulent invisibiliser. Ces corps, tous uniques, dont l’intégrité de chaque élément nous est si précieux. Comment imaginer perdre une main ou l’un de ses yeux…
Nous faisons toutes et tous sans doute l’expérience vertigineuse, de temps en temps, de regarder la masse des gens sur une place, un quai de gare ou dans le métro et d’extraire, une à une, chacune de ces personnes de la foule dans laquelle elles se fondaient une seconde auparavant. Puis de la considérer vraiment, en réalisant que cette silhouette anonyme recèle une vie toute entière de souvenirs, de fêlures, de secrets, de boulot, de fêtes et de galères. Une vie aussi vaste et complexe que la sienne. Soudain, alors, ce quai de gare se remplit d’une portion prodigieuse d’humanité et la foule se change en multiplicité.
Ce sont ces vies singulières que le pouvoir agglomère pour mieux les catégoriser, s’acharnant à créer des nébuleuses, de l’ « ultragauche » aux « écoterroristes », insoucieux des personnes qui les composent, créant ainsi un égrégore monstrueux que l’on peut diaboliser à l’excès.
Les tyrans ont toujours cherché à gommer les visages, car une victime sans traits distincts peut plus aisément être réduite à une statistique. Les staliniens effaçaient les « traîtres » des documents officiels. Aujourd’hui encore on recadre les photographies pour travestir l’histoire. Mais quand on veut conserver la mémoire d’un martyr ou alerter sur le sort d’un otage, ce qu’on met en avant c’est son visage.
Vous, qui étiez à Sainte Soline, je voudrais que le monde entier voie vos visages, vous écoute et découvre vos vies. Parce qu’il serait alors impossible de vous détester, impossible de vous faire passer pour des terroristes, impossible de prendre le risque de vous mutiler.
L’étranger est un ami que l’on n’a pas encore rencontré, dit le proverbe. Cela me semble exagéré. Mais je veux croire qu’il est plus difficile de calomnier et de blesser une personne que l’on a appris à connaître qu’un profil de réseaux sociaux ou un préjugé. La rencontre peut et doit développer, sinon la sympathie, du moins l’empathie. Je voudrais que le monde entier vous rencontre comme je l’ai fait. Je voudrais cramer les étiquettes. Les femmes, la jeunesse. Cela dit si peu de vous, de vos peurs, de vos espoirs, de vos doutes et de vos élans, de chacune de vos singularités.
Ceux qui vous disent violentes n’ont jamais croisé vos yeux. Ils ne savent pas l’étincelle qu’y met la trace d’une loutre sur un rocher. Ils ne savent pas votre capacité à vous émouvoir d’une parole, à être simultanément fragiles et déterminées, à la fois radicales et pétries de doutes. Ils ne savent pas nos oscillations permanentes entre la peur et la colère, entre le grave et le léger, nos ambivalences entre doute et radicalité. Ils ne savent pas cette part de puissance irréductible en nous, contre les injustices et la destruction de la beauté, qui ne cherche qu’à s’exprimer.
J’ai pourtant souvent vanté les mérites de l’anonymat dans les luttes. Toutes ces Camille qui ont permis de ne pas se faire happer par le piège des médias et de déjouer la répression. Mais je sais à quel point nous avons aussi besoin d’incarnations. C’est pourquoi, lors de mes séjours auprès des kurdes en Turquie puis en Syrie, j’ai pris l’habitude de regarder dans les yeux, de noter les prénoms, l’âge, et de recueillir les parcours de vie des personnes que je rencontrais. Je voulais les donner à voir à mon retour, je voulais donner un visage aux statistiques de la guerre et de la révolution.
En littérature, pour donner corps à un protagoniste, on lui attribue des traits physiques, mais aussi un statut social, des traumatismes et des rêves auxquels les lectrices et lecteurs puissent s’attacher. C’est ainsi qu’un personnage de roman en vient à acquérir la consistance de la réalité et peut nous entrainer corps et âme. C’est également vrai dans la vie ; nous avons besoin de figures qui donnent envie d’avancer à leurs côtés parce qu’on les reconnaît. Ainsi, en matière d’éthique et de politique, s’il n’y a pas de sauveur suprême, il existe en revanche des créateurs de sillages, des guides inspirants comme l’a été un temps pour moi Bernard Moitessier, qui tracent un chemin dans lequel placer ses pas. A vingt ans comme à cinquante, on a besoin de se choisir des ancêtres, de s’inscrire dans une filiation. Après avoir lu Ursula K Le Guin et Maria Mies, j’ai choisi d’en faire mes grands-mères de veillée. Rosa Luxemburg quant à elle est une tante forte et attentionnée, un rempart de douceur et de fermeté capable de me secouer quand je me laisse aller. Mais vous, qui avez l’âge d’être mes filles, jamais je ne vous ai envisagées comme telles. Ni comme des sœurs, non. Je crois que le mot juste est compagnes.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, à Sainte Soline et ailleurs, c’est il me semble l’essentielle jonction entre l’éthique et le politique. Comme l’écrivait Serge Quadruppani au jeune Karl en 2010, il s’agit d’ « identifier l’insupportable et de rester son irréductible ennemi ». Ce qui s’est passé à Sainte Soline a été insupportable, et je reste
Votre irréductible amie.