A Saint-Claude, dans le Haut Jura, il y a des paquets de brume qui s’accrochent aux hauteurs, un musée de la pipe et du diamant – meilleur titre de musée ever – et ô rêve, ô utopie, un bâtiment historique de la Banque de France de 1923 reconverti récemment en médiathèque, où l’ancienne salle des coffres a changé de valeurs et expose désormais des broderies magnifiques réalisées par des couturières en réinsertion à partir du travail de l’artiste Seng Soun Ratanavanh, et où des cours de français pour demandeurs d’asile s’organisent dans l’ancien appartement du directeur.
A Saint-Claude, dans le Haut-Jura, il y a des élèves de 3e incroyables, qui enchantent et atterrent à la fois, rieurs, malicieux quand ils me demandent si j’utilise l’IA, moqueurs entre eux, curieux de savoir combien ça rapporte d’écrire des livres, comment vient l’inspiration, combien de temps ça prend, si j’ai un lieu préféré pour écrire. Des mômes qui parlent trop fort ou pas assez, durs, discrets ou butés, qui parfois rédigent leurs mots au proviseur avec ChatGPT, des jeunes bavards, timides ou boudeurs, parfois tout ça à la fois dans la même heure, et qui mine de rien vous inventent des spin-offs de “Là où le feu et l’ours” magnifiques, terrifiants, lyriques, touchants, complètement barrés, et argumentent effrontément pour introduire dans leur histoire des micros espions et des portables, négocient au rabais des talkie-walkies, alors qu’il n’y a aucune technologie dans le roman et que c’est ce qui en fait tout le piquant. Gloire et respect à leurs enseignantes, perso après trois heures je ne savais plus en sortant du CDI si c’était le moment de déjeuner ou si la nuit allait tomber. Je repars de ces ateliers avec l’image de deux petits durs à cuire en train de lire tout fiers devant la classe l’histoire d’amour avec fin tragique qu’ils ont imaginée et s’en aller tout sourire en me disant que c’était une expérience extraordinaire… Heureuse ô combien d’imaginer des jeunes gens qui repartent moins fâchés avec les mots qu’ils n’étaient arrivés.
Car à Saint-Claude, dans le Haut-Jura, il y a surtout la Maison du peuple et La fraternelle, une ancienne coopérative d’alimentation devenue association.
J’y suis depuis trois jours, reboostée et heureuse de tout. Comment ne pas l’être. Imaginez. Le porche débouche sur une cour intérieure pavée. A gauche, un café chaleureux qui accueille apéros, concerts, rencontres et expos, où on “pastarde” en refaisant le monde jusqu’à point d’heure, où se côtoient toutes les générations et où le verre de Mâcon est à 2 euros 50. A droite, un cinéma muni de trois salles, dont un ancien théâtre sublime, qui jongle habilement entre blockbusters et art & essai pour contenter tout le monde. A l’étage, des bureaux et des logements en coursives, et, en-dessous, tout un univers.
Des caves, avec les étiquettes vieillottes du vin algérien Mascara, des planches de timbres de consommation pour calculer la “ristourne”, la part de bénéfices reversée aux contributeurs et contributrices, et partout les allégories pas possibles de l’époque, là le socialisme (canal historique) représenté sous forme de soleil naissant sur une fresque murale, ici ce drapeau de la CGT (canal historique) kitsch à souhait, mais aussi les appels aux camarades des usines de diamant à racler la poudre de leurs cercles pour alimenter les caisses de solidarité, une bibliothèque en bois avec un buste classé de Jaurès, un studio d’enregistrement, une imprimerie immense et des ateliers de typographie à faire pâlir de jalousie tous les graphistes branchés de Paris.
Bref, une mémoire rarissime de l’histoire ouvrière et de comment il a été possible de vivre humainement, un véritable musée mais pas seulement, ou alors un musée archi-vivant, car ici on perpétue l’esprit de la coopérative tout en s’ouvrant, et ça donne un grand bol de beauté, de fraternité et d’entraide, à s’en exploser les poumons dans un monde de plus en plus oppressant.