Une courte nouvelle d’anticipation pour ouvrir le bal des Fictions de Reporterre !

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Nous avions dû partir deux jours avant pour arriver à temps et la route n’avait pas été une partie de plaisir, mais enfin j’étais là, le cœur battant, devant l’abridôme qui hébergeait la Convention.

J’avais quinze ans et c’était la première fois que j’allais y assister. Une immense banderole « Tulpa is the new IA » flottait sur le fronton. Le vaste hall était bordé de fanions colorés, les rues étaient bondées. Devant moi, le dôme jouxtait une ancienne gare routière, jonchée d’épaves de cars. Il y avait du monde partout sur les trottoirs. À cette saison, la chaussée était interdite à la circulation : de longs rubans verts parcouraient la ville, couverts de fraisiers en fleurs, de premières pousses de patates et de bouquets de soucis orange vif. Cette vue me redonna un peu d’assurance. J’avais grandi dans une communauté rurale autonome et je ne venais en ville qu’une fois par an, la foule qui m’entourait me donnait le vertige.

Alors que je m’apprêtais à emprunter la passerelle en bois pour traverser, un homme me bouscula. Le visage fermé, brun, la barbe naissante, il devait avoir la trentaine. Je restai interloquée en découvrant qu’il portait une vieille pochette en cuir sous le bras. Il grommela et marcha droit jusqu’au dôme en fendant la foule. Je n’en revenais pas. Il n’allait quand même pas… Mais si, je le vis sortir un badge à l’entrée et s’engouffrer dans la Convention, avec sa serviette en cuir, en ignorant les regards furibonds.

Je rejoignis à mon tour le dôme, avec toutefois plus de difficultés. La foule était compacte et nous prenions nous-mêmes beaucoup de place. Max focalisait tous les regards, ce qui me rendait fière mais me gênait aussi un peu. Je n’aimais pas attirer l’attention. Quand nous étions en forêt ou en montagne c’était facile, mais ici mon tulpa ne passait pas inaperçu. Il avançait majestueusement, laissant un sillage vide derrière lui. Sur son passage des personnes sursautaient, les adultes s’arrêtaient, les yeux écarquillés. Les enfants, au contraire, se mettaient à bondir l’air joyeux. Max, lui, conservait l’air fanfaron et vaniteux qu’il avait tendance à adopter en public. Je lui intimai de se faire plus discret mais il ne baissa même pas la tête.

Nous arrivâmes enfin, en même temps qu’une femme élancée d’une soixantaine d’années, accompagnée d’un magnifique toucan gris perché sur son épaule. Elle avait le visage souriant et dégageait une grande sensation de calme et d’assurance. Il me sembla la reconnaître, mais Max, tendu vers l’entrée, ne tenait pas en place et je n’eus pas le loisir de m’attarder sur cette pensée.

À l’accueil, on nous demanda de nous déchausser, puis une jeune fille, une furry magnifiquement costumée en huppe fasciée avec sa crête rousse, demanda nos pièces d’identité. Quand elle prit celle de la femme au toucan, elle devint toute pâle et se mit à bafouiller.

– Madame…

– Je vous en prie, Kim.

– Madame, Kim, c’est un grand honneur.

Bien sûr, le toucan ! Roméo… J’en avais tellement entendu parler, comment n’y avais-je pas pensé ! Je me trouvais à quelques centimètres de Kim Vagamon, la Pionnière. J’essayais de ne pas la dévisager et de garder une contenance digne, mais mon esprit planait et palpitait. C’était grâce à elle que j’étais là et que Max existait à mes côtés, grâce à elle que nous avions pu recevoir des cours gratuits de wonderland, de sciences du cerveau et d’éthologie. Grâce à elle qu’avaient pu être surmontées les épreuves, il y a vingt ans, quand tout avait commencé à disparaître. Elle avait été la première à donner vie à un tulpa.

Dès que nous franchîmes le seuil, Max et Roméo s’élancèrent et nous les perdîmes rapidement de vue. À l’intérieur de la Convention, c’était un véritable tourbillon. Des créatures ailées s’égaillaient sous la haute voûte, à plusieurs dizaines de mètres de haut ; les arbres crépitaient de cris, de chants et de bruits de sauts. L’herbe sous nos pieds bruissait et tout le monde marchait avec d’infinies précautions. Il y avait là des femmes et des hommes de tous âges. Un homme ridé aux cheveux gris tenait la main d’un jeune elfe, sans doute son petit-enfant. Une kitsune au regard flamboyant se roulait dans l’herbe, une portée de renardeaux à ses côtés. Je ne savais plus où donner de la tête. Je n’avais jamais vu autant de mutants.

Kim, étonnamment, attirait peu les regards. Si personne n’ignorait son nom, son visage en revanche était peu connu : quand son histoire avait commencé, il n’y avait déjà plus de voyages transrégionaux ni de réseaux sociaux. Pourtant le bruit s’était propagé rapidement et chez moi, au village, il n’y avait pas une veillée sans un chant la concernant, pas un chantier collectif où il ne fut question de son apport, pas un foyer où on ne parle d’elle aux enfants. Quand les écrans s’étaient éteints, quand les derniers oiseaux avaient cessé de voler, malgré son âge déjà avancé, Kim Vagamon avait été la première à récupérer ses capacités de concentration et à découvrir les facultés inexplorées du cerveau.

Alors que je l’observais à la dérobée, j’aperçus la silhouette de l’homme à la pochette en cuir s’approcher de Kim d’un pas décidé avant de se présenter. Son nom était Tom Jonas et il était journaliste, aurait-elle l’obligeance de lui accorder un entretien ? Son regard froid démentait le sourire affiché sur ses lèvres. Il avait tout de l’opposant et je m’en inquiétai. Pourtant, la Pionnière accepta avec grâce et je les vis avec appréhension s’éloigner vers un endroit moins peuplé.

Cependant, Max, qui batifolait quelque part, me communiquait son excitation, j’étais moi-même emplie d’impressions foisonnantes et je ne tardai pas à oublier le journaliste. À quelques mètres de l’entrée, un village de huttes et de cabanes proposait différentes activités. Les Anciens se rassemblaient autour d’un stand qui proposait des tatouages artisanaux. Une femme aux longs cheveux gris, assise sur un tabouret, était en train de se faire encrer le dos d’un dauphin de l’Orénoque. Une affiche proposait, pour celles et ceux qui n’avaient pas de totem préconçu, une liste des espèces disparues.

Le contrat social était visible partout, rappelant les règles de création qu’on apprenait dès le plus jeune âge : ne pas créer de semblable, ne donner vie qu’après consultation, éviter les tailles phénoménales… En les parcourant du regard, je me souvins avec émotion de la naissance de Max. Je n’avais que six ans et c’était précoce. J’avais de bonnes dispositions sans doute, mais surtout j’étais née après la double extinction, mes capacités n’avaient pas été entravées par l’économie de l’attention ni par la souffrance de la disparition. Mon potentiel de création était optimal.

Mon attention fut attirée par des éclats de voix. Un groupe de jeunes transespèces assises en cercle était apostrophé par un homme plus âgé. Celui-ci était accompagné d’une dizaine de personnes aux lèvres pincées. Je pensai instantanément à des opposants et accourus, soucieuse, pour voir de quoi il retournait. L’homme, effectivement, reprochait aux jeunes mutantes l’égoïsme de ce qu’il appelait leur spiritualité narcissique et dénonçait avec virulence la nouvelle hiérarchie sociale qui en découlait. Une autre femme explosa en rappelant la misère affective qui existait par-delà le monde merveilleux des tulpa ; elle finit sa diatribe en larmes.

J’étais ébranlée. J’avais déjà entendu ces critiques et les comprenait. Les Anciens avaient tout enduré, leur génération s’était battue, avait résisté, et n’avait connu que défaites et peine. Quand le monde qu’ils contestaient s’était enfin effondré, avec la fin des métaux et la faillite des Gafam, pour les oiseaux et les animaux c’était déjà trop tard. Et peu d’Anciens avaient pu régénérer suffisamment leurs capacités pour accéder à la consolation de la création. Ils étaient désormais cantonnés à regarder les tulpa et la joie des mutants de loin. Les plus motivés, comme les moins doués de la nouvelle génération, devaient se contenter de costumes de furries et de similis imaginaires. Je soupirai en regardant la femme en pleurs et l’homme en colère. Oui, ils avaient le droit d’être amers. C’était une génération sacrifiée. Nous étions plus chanceux, nous qui n’avions pas connu leur monde, qui avions de nouveaux compagnons, une communauté ; nous pouvions nous tourner vers l’avenir sans remords ni regrets.

Max avait dû ressentir mon trouble, car il apparût soudain à côté de moi. Je me serrai contre lui quand notre élan fut interrompu par une annonce qui se chuchotait de près en loin. Kim allait parler.

Lorsqu’elle s’avança, radieuse, avec Roméo sur son avant-bras, elle était accompagnée de Tom Jonas. Le journaliste, à ma grande surprise, avait l’air sincèrement ému. L’entretien l’avait visiblement bouleversé et sa serviette en cuir avait disparu. Ils montèrent tous les deux sur une plateforme et se tournèrent vers la foule. Kim prit la parole pour rappeler l’époque des débuts, les réunions dans des bars miteux et les insultes qui fusaient alors, les mutants qualifiés de monstres et les tulpa pourchassés.

– Comme tout ce qu’on ne comprend pas, poursuivit-elle, la création, alors, était — au mieux — mal vue. Depuis les temps ont changé, mais la consolation de la création ne doit pas nous le faire oublier. Tom, qui se tient à mes côtés, fait partie de ceux qui ont tout perdu. Les ordiphones, la 5G, les barbecues, les avions, leurs connexions, leurs amis. Je tiens à ce que vous l’écoutiez.

Tom Jonas semblait mal à l’aise, il n’avait probablement pas l’habitude de parler devant une telle assemblée.

– Je… Je ne croyais pas dire ça un jour, mais grâce à Kim, souffla-t-il en la regardant avec fierté. J’ai réussi.

Il glissa la main dans sa poche et en ressortit une minuscule souris, le museau frétillant, qui vint se lover dans son cou.

– J’étais amer, trop vieux, foutu. Et voilà Susie.

Tom Jonas souriait et pleurait en même temps. Kim, tout sourire, lui serrait le bras quand soudain Susie trottina jusqu’au Toucan et se frotta à lui. Je sentis Max sursauter. Toute la Convention retenait son souffle, on n’avait jamais vu ça. Les tulpa pouvaient interagir, mais jamais se toucher. Kim, rayonnante, se tourna vers nous.

– Le lien qui nous unit à nos tulpa est indéfectible, nous le savons. Mais il n’est plus exclusif. Nous entrons dans une nouvelle ère, celle des tulpa sans propriété. Susie, la première, est née de nos trois volontés conjuguées.

Un frisson me parcourut le corps. Cette annonce était incroyable. Le groupe d’opposants ne lâchait pas Kim des yeux, osant à peine y croire. Étouffant des sanglots, deux Anciennes s’étreignaient. Des « Tulpa pour toustes ! » fusèrent depuis l’entrée, et peu à peu toute la Convention se mit à exulter.